Jeu. 10 Juin 2010, 23:25
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Citation :LIBàRATION -Le trou d'o๠sort Paris
Depuis le Moyen Age, les carrières de Saint-Maximin, dans l'Oise, fournissent à la capitale la pierre de ses plus beaux monuments. On se l'arrache aujourd'hui jusqu'à Las Vegas.
LAUNET Edouard
Saint-Maximin (Oise) envoyé spécial
En décembre prochain, cela fera pile trente ans que José Gomez creuse son trou, jour après jour. Un grand, un immense trou : la carrière à ciel ouvert Ouachée et Corpechot, à Saint-Maximin près de Creil (Oise). José creuse parce que Paris fond. Les vieilles pierres calcaires doivent être régulièrement remplacées, sans quoi les plus beaux édifices de la capitale se dissoudraient en quelques siècles. Avec une longue tronçonneuse appelée haveuse, le carrier José Gomez est en train de découper un bloc qui, après taille, ira se percher sur la tour nord de l'église Saint-Sulpice. Le bâtiment cher au coeur des lecteurs du Da Vinci Code est en travaux pour au moins quatre ans, et beaucoup des pierres viendront d'ici, des rives de l'Oise.
De la demi-douzaine de carrières que comptent Saint-Maximin et ses alentours sont également extraits les blocs qui servent ou ont servi à la restauration du Pont-Neuf, du Louvre, de Versailles, du Palais-Bourbon, de la tour Saint-Jacques, de la Sainte-Chapelle, des Invalides, et la liste est encore longue. Pourquoi les architectes des Monuments historiques viennent-ils s'approvisionner ici ? Parce que tous ces bâtiments furent à l'origine construits avec cette même pierre du sud de l'Oise, et qu'il est important d'être raccord. Mais pourquoi les architectes d'hier sont-ils donc venus se fournir dans la vallée de l'Oise ? C'est une longue histoire, qui débute il y a quarante-cinq millions d'années, mais on va tâcher de faire bref.
Les sous-sols de l'histoire
A la lueur d'une torche électrique, nous pénétrons dans la carrière souterraine Parrain, au coeur du bourg de Saint-Maximin. Les parois sont jaunâtres, tachées de traces ocre. De ces caves immenses, abandonnées depuis des années, on extrait de la pierre depuis le milieu du Moyen Age. Pas n'importe quelle pierre : de la «Saint-Leu», ainsi nommée car enserrée dans le banc de Saint-Leu, la strate la plus profonde de la couche calcaire. C'est aussi la pierre la plus tendre, donc la plus facile à couper. A l'air libre elle se couvre d'un calcin qui la protège efficacement. Et on peut dégager de ce banc des blocs très épais, qui donnent de bonnes hauteurs d'assise dans la construction. Dernière bonne raison d'exploiter cette pierre, il suffisait ensuite de placer les blocs sur des barges amarrées sur l'Oise toute proche, puis de haler tout ça jusqu'à Paris. Pratique. Essentiel, même.
Dans la carrière Parrain, la température est constante toute l'année (environ 12 °C) et l'humidité affolante. La torche électrique découvre des centaines de sacs de gravier, vestiges des temps o๠l'endroit servait de champignonnière. Les premières pierres du Pont-Neuf (le plus vieux de Paris) viennent d'ici, et peut-être aussi celles de piliers retrouvés sous Notre-Dame, assure notre guide Marcel Saint-Pol, directeur de la Maison de la pierre à Saint-Maximin. Se balader dans les carrières abandonnées de la région de Creil, c'est comme visiter l'histoire monumentale de Paris et de ses environs (1).
Nous voici maintenant à 11 mètres de profondeur, juste sous l'hippodrome de Chantilly, à quelques kilomètres de Saint-Maximin. Cette large carrière souterraine (18 600 m2) fut creusée au début du XVIIIe siècle pour la construction des grandes écuries, puis à nouveau exploitée à la fin du XIXe pour la reconstruction du grand château. Aujourd'hui, elle est abandonnée. La lampe torche de Nicole Garnier, conservateur du musée Condé, nous montre sur le «ciel» (le plafond) de la carrière un graffiti daté de 1725 figurant le soleil et la lune. Un certain Tom Spink a laissé sa trace le 24 juin 1870, et c'est le 22 octobre 1944 que Paul G. Roberts, venu de Concord dans le New Hampshire, a gravé son nom alors que les troupes américaines vérifiaient qu'aucune arme allemande ne traînait plus par là . Pas loin, dans des carrières de Saint-Leu d'Esserent, était installé un atelier de montage d'avions-fusées V1, ce qui valut à la région de Creil d'être aplatie par les bombes alliées.
Haussmann, le retour
Bien sà»r, les pierres de Paris sont d'abord venues de son propre sous-sol. Jusqu'au moment o๠les carrières ont commencé à s'effondrer sous les pieds des Parisiens. En 1678, Colbert commande à l'académie royale d'architecture un inventaire des carrières du pays. C'est alors que la pierre de l'Oise se révèle, explose et envahit Paris. Mais elle était déjà présente auparavant, en particulier dans le Marais. On en trouve place des Vosges, construite par Henri IV de 1605 à 1612, et l'hôtel de Beauvais, élevé entre 1656 et 1660, est entièrement en pierre de Saint-Leu. Cela se voit à sa couleur tirant sur le jaune, et aux traces ocre laissées par d'antiques vers de sable, propres au banc de Saint-Leu. On peut faire les mêmes observations sur les façades de la place Vendôme et dans beaucoup d'endroits du Paris classique.
Rebelote au XIXe siècle : le Paris hausmannien - ses immeubles, ses gares - est presque entièrement issu du sous-sol de la vallée de l'Oise. Mais cette fois, ce n'est plus le Saint-Leu qui est exploité, mais une pierre plus dure et plus blanche, dite de Saint-Maximin. Le matériau n'arrive plus par la Seine mais par train, grâce à la toute nouvelle ligne de chemin de fer Paris-Creil. Les carrières sont à ciel ouvert car on dispose maintenant d'outils pour attaquer les couches les plus dures, celles qui se trouvent en surface. Plus on descend, plus le calcaire devient tendre. C'est pourquoi les premières carrières étaient souterraines.
Dans la carrière Ouachée et Corpechot, Frédéric Milleville nous détaille les différentes variétés de calcaire qui s'empilent sur 20 mètres de hauteur : roche douce royale, roche demi-fine, roche franche construction, etc. Milleville est appareilleur : il est l'interface entre architectes et carriers, entre monuments et carrière. En contrebas, nous voyons José Gomez qui travaille dans le Saint-Leu. Près de nous, Jean-Luc Dahmelincourt découpe un bloc de roche fine de Saint-Maximin. En haut, Azouz Tarouche s'attaque au liais, la roche la plus dure et la plus chère (2 190 euros le mètre carré), utilisée pour les dallages : 400 m2 sont prêts à partir à Paris pour la réfection du sol du collège des Bernardins. En tout, trois carriers pour une surface exploitée de cinq hectares : chacun sa strate, sa page d'histoire, sa connaissance intime du banc et de ses failles.
EBay entre en scène
Si l'histoire, c'est-à -dire la restauration des monuments historiques, constitue aujourd'hui le principal débouché des carrières de Saint-Maximin, quelques chantiers plus contemporains leur apportent un peu d'air frais. Frédéric Milleville se souvient de la visite il y a deux ans du fondateur de eBay, le géant des enchères sur Internet. Pierre Omidyar est passé avec sa famille choisir la pierre de leur nouvelle maison près de Las Vegas. Il voulait un matériau qui ne réfléchisse pas trop la violente lumière du Nevada. Et puis la «pierre de Paris» (l'appellation générique des pierres calcaires du bassin parisien) jouit aux Etats-Unis d'un grand prestige. Afin qu'Omidyar puisse faire son choix, on lui a élevé un mur regroupant différentes qualités de pierre. L'édifice est toujours debout, comme un hommage improbable de la géologie à l'ère numérique. Près de 280 m3 de pierre de Saint-Maximin ont pris la mer pour l'Ouest américain : le dernier conteneur est parti cet été.
A quelques centaines de mètres de là , dans une carrière exploitée par Rocamat, numéro 1 mondial de la pierre calcaire, les carriers et tailleurs de pierre travaillent pour l'université de Stanford, en Californie. Onze nouveaux bâtiments du campus vont être habillés d'un plaquage en Saint-Maximin. Un contrat qui court sur quatre ans, pour plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés. «Pour eux, la pérennité du gisement était un point essentiel», souligne René Camart, le président de Rocamat. Etre obligé de changer de qualité de pierre en cours de route nuirait évidemment à l'homogénéité de l'ensemble.
Passons rapidement sur les quelques stars hollywoodiennes qui ont voulu envelopper leur maison de Beverly Hills ou de Bel Air d'une façade en «pierre de Paris», si classe, car l'entreprise s'est engagée à ne pas révéler leurs noms. Mais ajoutons pour faire bonne mesure une tour de bureaux à Tampa, en Floride, entièrement plaquée en «roche franche construction», quelques pavillons dans l'Etat de New York, ou encore la reconstruction par Norman Foster du portique sud du British Museum.
Hélas, le clone du château de Maisons-Laffitte, construit près de Pékin pour le milliardaire Zhang Yuchen, est passé sous le nez de Saint-Maximin. Un émissaire chinois avait visité toutes les carrières, dit oui à tout le monde, puis a fait son marché ailleurs ! Mais un autre très grand chantier fait déjà saliver le président de Rocamat : la reconstruction du palais des Tuileries, à Paris. Beau projet, bien que très hypothétique encore. La pierre de Saint-Maximin aurait donc de l'avenir, ainsi qu'une réputation à défendre, au point que des démarches ont été entreprises en vue de la création d'une AOC «pierre de Saint-Maximin - sud de l'Oise». En cas de succès, ce serait en France la première pierre à bénéficier d'une appellation d'origine contrôlée.
Vestige des tropiques
Une histoire de quarante-cinq millions d'années, écrivions-nous plus haut. Car oui, tout commence à l'ère tertiaire, durant l'éocène précisément. La mer peu profonde qui recouvre le bassin parisien dépose ses sédiments pendant cinq millions d'années. Le climat est tropical, des lamantins s'ébattent dans des lagunes. Coquillages, sable, algues, microfossiles, foraminifères s'accumulent sur le fond. Tout cela est peu à peu cimenté par des petits grains de calcite. Ces dépôts vont former le calcaire lutétien (l'époque est le lutétien moyen), celui de Saint-Maximin et des sous-sols de Paris. C'est parce que Paris fut naguère un paradis tropical que des monuments blanc-jaune se sont dressés dans ses rues, en une fraction de seconde à l'échelle des temps géologiques. Effet de serre oblige, tout cela pourrait bientôt disparaître. La mer reviendra, et les lamantins aussi. Mais nous ne serons plus là pour jouir du climat.
éDOUARD LAUNET
(1) Ces carrières sont fermées au public, mais certaines seront exceptionnellement ouvertes le week-end prochain pour les journées européennes du patrimoine. Dont la carrière de la Pelouse, sous l'hippodrome de Chantilly, et la carrière de Rocamat à Saint-Maximin. Rens. : 03 44 56 38 10
Jeff95 ~(o|;o)