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Île-de-France & Oise,Paris
«Artiste, autiste, anarchiste» : Misti a fait des catacombes de Paris son atelier et son refuge
Cette ancienne institutrice, autiste Asperger dotée d’une intelligence hors normes, trouve dans ce monde souterrain apaisement et créativité. Rencontre avec une figure de la communauté des «cataphiles».
Misti, 43 ans, descend dans les catacombes interdites de Paris depuis ses 16 ans. Elle peint sur les murs et décore les anciennes carrières aux pastels. LP/Yann Foreix
Par Pauline Darvey
Le 29 mars 2021 à 06h14, modifié le 30 mars 2021 à 10h05
Il a fallu soulever une plaque sur un trottoir sans se faire remarquer. Descendre un à un les barreaux d'une échelle. Ramper à travers un passage étroit creusé dans une solide couche de calcaire. Puis emprunter un escalier en colimaçon pour y arriver enfin. Les catacombes se méritent.
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A 15 mètres sous le pavé parisien, quelque 300 kilomètres de galeries interdites composent ce labyrinthe des profondeurs. En surface, le couvre-feu a sonné depuis deux bonnes heures. Les demi-lunes noisette de Misti se plissent un peu plus sous sa frontale. Elle sourit. Ici, dans ce royaume souterrain, elle est chez elle.
Une joie juvénile agite sa gouaille haut perchée. « Depuis ce matin, je suis toute excitée à l'idée de descendre. » Ses 28 ans de « cataphilie » et ses centaines d'excursions n'y changent rien. Chaque plongée semble être la première.
«Ici, il y a moins de bruit, moins de codes»
Dans ce cocon, l'ancienne institutrice déploie ses ailes d'artiste. C'est dans le tumulte de la ville que l'angoisse remonte. Misti s'est toujours su à part, en décalage avec le monde d'en haut. Il y a deux ans, à l'aube de ses 42 ans, elle a pu poser un diagnostic sur ses différences : autisme Asperger à haut potentiel. Soulagement. Elle comprend qu'elle n'est pas folle. Mais qu'elle pense différemment, comme « les gauchers se distinguent des droitiers ».
VIDÉO. Dans les catacombes interdites de Paris avec Misti, «artiste, autiste, anarchiste»
L'obscurité, l'eau qui monte parfois jusqu'aux cuisses, les chatières qu'il faut traverser ventre à terre, les téléphones qui cherchent désespérément du réseau... Les anciennes carrières de Paris peuvent en faire cauchemarder certains. Pour Misti, c'est une bouffée d'air, un refuge. « J'ai besoin des catacombes. Je m'y sens libre. Ici, il y a moins de bruit, moins de lumière et moins de codes. »
Au fil des descentes, elle en a fait son atelier. Sans doute le plus vaste de la capitale. A la lueur des bougies, elle peint à la bombe sur les murs. Elle dessine aussi « les catas » aux pastels sur son chevalet portatif. Puis elle transporte ses œuvres jusqu'à la surface pour les exposer et les vendre.
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Pendant des années, son intelligence au-dessus de la moyenne lui permet d'entrer au forceps dans le moule. « Je voyais que j'avais des facilités. A l'école, je me promenais. Et, en même temps, je me sentais complètement débile dans des situations de communications ultra-simples. »
Elle part en excursion deux à trois fois par mois
L'énergique quadra en parle comme elle est, sans filtre. Avec pour seul rempart sa sensibilité, qui affleure sur son visage encore enfantin. « Mon autisme fait que j'ai beaucoup de mal en société, je sature très vite. »
La crise sanitaire n'a pas bouleversé ce mode de vie. Elle continue à descendre deux à trois fois par mois dans son repaire. Sans avoir « la peur du Ktaflic ». En vingt-huit ans de descente, elle a écopé d'une seule amende lors d'une fête clandestine.
Pour le reste, elle hausse les épaules. « Le Covid n'a rien changé. Je vis déjà recluse. » Il y a une dizaine d'années, elle s'est mise au vert à Château-Landon, aux confins de la Seine-et-Marne. De sa terrasse baignée de soleil, elle n'a qu'à lever les yeux pour apercevoir le clocher de ce petit village perché sur une falaise. « La campagne pour moi, c'est comme les catas : une nécessité. »
Les rues bouillonnantes et populaires de son enfance dans le XIXe arrondissement de Paris sont à plus de 100 kilomètres. A l'époque, Misti n'existe pas encore. C'est une certaine Frédérique Bourdon qui grandit dans ce quartier des Buttes-Chaumont. Son père est programmateur informatique dans une imprimerie. Sa mère fait de la mise en page. L'ado – aussi brillante que mal dans sa peau – s'ennuie à l'école et enrage contre la société.
A l'âge de 16 ans, c'est la révélation
Elle devra attendre ses 16 ans pour naître une seconde fois, dans le ventre de Paris. Ce samedi de mai 1993, Frédérique et sa petite sœur ont rendez-vous au métro Convention avec des copains rencontrés quelques mois plus tôt. « Ils nous avaient parlé de galeries à 15 mètres sous terre. On les prenait pour des mythos. »
Ses mains miment la flamme vacillante quand elle raconte la suite. « Notre guide avait une lampe à acétylène. La lumière épousait la forme des galeries et bougeait au rythme de la marche. Ça m'a complètement hypnotisée. Je suis tombée immédiatement amoureuse des lieux. »
Misti a commencé une fresque dans l’une des salles des catacombes. Elle reproduit l’un de ses pastels sur les murs. /LP/Yann Foreix
Misti a commencé une fresque dans l’une des salles des catacombes. Elle reproduit l’un de ses pastels sur les murs. /LP/Yann Foreix
Depuis gamine, Frédérique traîne dans les friches, dans les parkings ou sur les toits. Ses parents l'emmènent crapahuter dans les caillasses montagneuses l'été. Elle est tout de suite à l'aise sur ce nouveau terrain de jeu.
En bas, chacun se choisit une nouvelle identité. « On ne parle jamais de ce qu'on fait à la surface, glisse un cataphile averti. Il y a toutes les classes sociales mais ici ça n'a pas d'importance et ça ne se voit pas. » La lycéenne aime le thé, son surnom sera Misti (« Miss Tea »). Pendant plusieurs mois, le même petit groupe explore le Paris souterrain. Puis l'enthousiasme des débuts s'émousse. « Comme plus personne ne voulait m'accompagner, j'ai commencé à descendre seule. »
A l'époque, elle est l'une des rares femmes à oser l'aventure
Les cartes des carrières se refilent sous le manteau. Il faut montrer patte blanche. La jeune Parisienne dégote son premier plan qu'elle affiche sur le mur de sa chambre. Elle apprend à se perdre et à se retrouver dans ce dédale.
Il y a trois décennies, Misti était l'une des rares femmes à s'aventurer dans ces abysses. Elle est désormais une figure des carrières, « l'une des gardiennes du temple ». Ceux qui ne l'ont jamais croisée connaissent ses dragons qui s'affichent sur le calcaire humide. D'autres collectionnent ses « catatracts ». Une vieille tradition dans le milieu. Les cataphiles déposent des petits mots, des invitations, des slogans ou des dessins dans les recoins des galeries. « C'est comme un réseau social mais sans écran d'ordi », s'amuse un connaisseur.
Misti a commencé à dessiner pour réaliser des «catatracts». Des petits mots ou des dessins que les cataphiles déposent et échangent dans les anciennes carrières. /Misti
Misti a commencé à dessiner pour réaliser des «catatracts». Des petits mots ou des dessins que les cataphiles déposent et échangent dans les anciennes carrières. /Misti
Au départ, Misti a pris les crayons pour ça. « J'ai commencé par laisser des poèmes. Puis les tracts sont devenus ma motivation pour dessiner. » L'idée de peindre ce monde souterrain sur place arrive quelques années plus tard. Misti se forme à la technique des pastels avec la Société des pastellistes de France. Puis elle adapte son « outillage » à l'humidité et aux contraintes des lieux. « Il me fallait quelque chose de léger et de solide pour pouvoir descendre et remonter. » En bas, elle capte des scènes de vie ou des paysages qui émergent dans la pénombre.
Elle sème désormais à chaque passage des dizaines de reproductions miniatures plastifiées de ses œuvres. « Des catatracts de luxe » qui font le bonheur des amateurs. Colibri en a déjà toute une collection. Ce soir-là, ce Parisien de 17 ans passe par hasard par l'une des salles où l'artiste débute une fresque. Sous ses cheveux bouclés, ses grands yeux noirs s'allument. « Depuis le temps que je voulais vous croiser, c'est incroyable. J'admire ce que vous faites. »
«Si je ne peux plus descendre, j'entre au monastère !»
Il y a deux ans, Awalp – 28 ans, dont huit de cataphilie – est lui aussi tombé sur cette paysagiste de l'ombre au hasard d'une galerie. « Elle peignait toute seule avec son petit trépied et sa bougie, se souvient le graffeur. C'est la seule à faire ça. Sa manière de travailler m'a beaucoup impressionné. Quand on voit ses toiles, on est dans les catas. Elle rend très bien l'ambiance. »
«Quand on voit ses toiles, on est dans les catas. Elle rend très bien l’ambiance», admire Awalp, un graffeur adepte des catacombes. /Misti
«Quand on voit ses toiles, on est dans les catas. Elle rend très bien l’ambiance», admire Awalp, un graffeur adepte des catacombes. /Misti
En 2014, Misti a quitté l'Education nationale pour vivre de son art. Un cadre plus libre, moins formaté. « Ici, il n'y a pas de chef. D'ailleurs, je le revendique : je suis artiste, autiste, anarchiste. » La joie a remplacé la colère. Une bombe dans une main, une frontale autour de la tête, Misti jubile. « Je suis très heureuse de mon parcours. »
« C'est quelqu'un d'enjoué, assure Flora, sa fille. Quand ça ne va pas trop, elle part se balader. Elle chante un p'tit coup de Voyage voyage en rentrant et tout va bien. » La collégienne de 14 ans a testé le Paris souterrain. « Humide et noir », tranche-t-elle. Ce n'est pas son truc. Mais elle comprend pourquoi sa « mère sensible » a tant besoin de s'y évader.
Il est bientôt minuit. Misti remballe. Elle reviendra achever sa fresque en trompe-l'œil dans quelques jours. L'espace d'un instant, son visage se fige. Elle imagine un monde sans catacombes. Le sourire revient déjà. Misti a un plan B. « Si je ne peux plus descendre, j'entre au monastère. Je ne vois que ça... »