Mer. 07 Dec. 2005, 14:57
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Citation :Ce texte concernant l'art urbain parisien des trente dernières années n'engage que moi. Il m'est impossible d'y insérer des photos, je peux néanmoins les envoyer par mail ou les publier par notes. Toute reproduction, même partielle, de ce texte est strictement interdite. Pour toute demande, postez une note sur mon blog, je vous répondrais par mail.
Merci de bien vouloir prendre ces quelques mots en considération avant de lire ceci.
Lâart urbain, câest la possibilité à nâimporte qui de pouvoir sâexprimer, aussi bien le bon que le mauvais, sans pour autant passer par les chemins que la société nous propose.
Pouvoir exprimer la liberté, en quelque sorte.
(Blek le rat, premier « pocheur » parisien)
Article 322-1 Le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros dâamende.
Depuis de nombreuses années on peut apercevoir à Paris, sur les murs, sur des affiches, des papillons, par des détournements dâaffichages publicitaires, ou même directement sur le sol, le développement dâune nouvelle forme dâart, que nous pourrions appeler lâart sauvage urbain (à ne pas confondre avec lâart urbain, qui lui est légal car commandé par les mairies dâarrondissement, le ministère de la Culture, etc.). Il semble que ces formes graphiques dâintervention ont littéralement explosé dans les années quatre-vingt-dix et encore aujourdâhui. Dâun autre côté, il faudrait nous poser la question de savoir comment distinguer art et ce qui relève du vandalisme. Les services de nettoyage de la Ville de Paris ne peuvent faire de distinction entre ces deux phénomènes et doivent forcément effacer ou détruire ces Åuvres illégales (car les graffitis, tags et pochoirs ne sont pas les seules applications de lâart sauvage urbain, il existe bien sà»r des sculpteurs mais aussi toutes les personnes qui ne laissent pas de traces, comme les musiciens de rue).
Nous allons donc aborder ce sujet en essayant de comprendre quel rôle lâart sauvage urbain joue dans la ville, tout dâabord en montrant ce nouvel essor de lâart, puis en nous demandant sâil ne sâagit pas là dâun échec de lâart.
Petite histoire de lâart sauvage urbain
On ne commence à parler dâart sauvage urbain quâà partir des années 1980. Auparavant, et notamment en mai 68, graffitis (une méthode très ancienne pour donner son avis, utilisée déjà chez les Romains), pochoirs (même si la technique est ancestrale, puisquâon la retrouve dans de nombreuses grottes préhistoriques, le premier pochoir politique datant de la période fasciste italienne, avec une tête du Duce diffusée sur les murs de Rome) et affiches illégales étaient utilisés à des fins plus politiques quâesthétiques : il sâagissait dâabord de convaincre, ensuite de jouer sur les mots, les images (on peut même penser que cette tendance sâest inversée à la fin de cette agitation sociale). En mai 68, différents artistes, tels Calder ou Rougemont, ont aidé les étudiants dans leur démarche, pour fabriquer en grande quantité des affiches. Lâart était véritablement au service de la politique. Il nâen reste pas moins que cet événement fut unique, et que durant les années 70 peu dâartistes se risquèrent à exposer directement dans la rue.
Néanmoins, dès la fin ces années, deux artistes, Ernest Pignon Ernest et Gérard Zlotykamien ont commencé à exposer dans la rue des affiches peintes, sachant fort bien que leur art serait bien vite détruit. Peu après, ils furent rejoints par des personnages tels que Blek le rat et Miss Tic (qui travaillaient alors en collaboration), Nemo, Mesnager, le Bateleur⦠Sans pour autant former un groupe dâartistes, ceux-ci se connaissaient, et se faisaient surtout connaître dans les milieux artistiques modernes. Câest dans les années 1990 quâon vit apparaître une ribambelle de nouveaux artistes, se servant dâaffiches (Tom-Tomâ¦), de pochoirs (Budaâ¦), de mosaà¯ques (Space Invader), etc.
Lâart sauvage eut beaucoup moins de succès en province, et il reste que Paris est la ville de prédilection de tous ces artistes, avec pourtant des quartiers totalement oubliés (notamment lâOuest de Paris, peut-être parce que les services de nettoyage sây montrent plus vigilants et plus efficaces).
Depuis quelques années, on entend de plus en plus parler de ces artistes qui investissent la rue comme lieu dâexposition, soit par choix, soit parce quâils sont refusés par des galeries (comme dans le cas dâun jeune artiste qui, après avoir été refusé par le Palais de Tokyo, afficha début 2003 dans le centre de Paris des dizaines dâaffichettes « Moi, je nâirai plus au Palais de Tokyo »). Lâidée importante à retenir est que le monde, le peuple se trouvant dans la rue, lâart a sa place à cet endroit, et non dans les marchés de lâart élitistes, dâaprès tous ces artistes. Tous agissent de manière illégale : pourtant, pour les artistes des rues de plein jour (musiciens, comédiensâ¦) la police ferme les yeux, tandis quâelle reste impitoyable avec les peintres, pocheurs, graffeurs, colleurs dâaffiches de la nuit, dans la mesure o๠il sâagit là dâun délit de dégradation. Câest ainsi que la pocheuse Miss Tic sâest vue de nombreuses fois condamnée pour ses pochoirs sur plaintes de particuliers.
Or, peut-on vraiment considérer sur le même plan un banal tag, comme il en fleurit de plus en plus sur les murs, qui nâest en lui-même quâune signature, et un pochoir réalisé par Nemo, demandant des heures de travail ?
Je pense que la différence entre la dégradation et lâart tient à cela : lâÅuvre dâart urbaine comporte une certaine part de poésie, soit par un jeu de couleurs, soit parce quâelle joue sur les mots. En effet, le passant ne sây trompe que rarement : alors que les tags font désormais partie du quotidien, et que nous passons souvent devant eux sans plus les voir, presque lassés par ces signatures unicolores et répétitives (il est fréquent de voir le même tag reproduit des dizaines de fois dans Paris), les graffitis, pochoirs ou affiches attirent notre attention, car ils représentent une nouveauté, égaient la rue en quelque sorte. De même, si les habitués du métropolitain sâétonnent rarement devant les musiciens ambulants, nombreux seront-ils à sâarrêter pour écouter un poète déclamer ses vers au milieu du quai, ou encore un musicien jouant dâun instrument rare. Câest donc que lâart est ce qui nous fait sortir de notre vie habituelle, dâun point de vue esthétique, en apportant une certains originalité. Par ailleurs, lâart pictural urbain sauvage, sâil anime la rue, le fait de manière plus discrète, mais peut-être plus marquante. En effet, avant que les services de nettoyage de la ville de Paris ne passent les effacer, ces Åuvres peuvent attirer le regard du passant durant plusieurs semaines. La naissance dâun nouveau pochoir, dâune nouvelle peinture murale peut évidemment être source de conflit entre particuliers, mais pour le passant, quelle joie de découvrir à nouveau la rue !
Mais il importe ici dâétudier les différents buts de ces artistes. Certains, et surtout ceux qui offrent un peu de leurs compétences en plein jour, dansant, jouant ou chantant, le font pour gagner de lâargent, sans pour autant exclure de leur activité un certain plaisir. En effet, jâai rencontré il y a peu de temps un vieil homme, monsieur Jèze, qui faisait du théâtre, seul, à proximité du centre George Pompidou (Paris 1er arrondissement). Il me disait : « Ce quartier, je le bénis autant que je le maudis. Il me donne une raison de vivre, car ce que je fais ici me plait plus que tout (il mâexpliqua que cela faisait 35 ans quâil venait dans la semaine animer la rue), mais câest aussi lui qui essuie mes échecs les jours o๠je nâai pas la motivation nécessaire pour faire rire mon public. » On remarquera que la mission que cet homme de 64 ans sâest lui-même choisie est dâarriver à éveiller un peu le quartier, « même si ce nâest que fugace ».
Pour de très nombreux autres, lâart dans la rue nâest pas en lui-même une finalité. Il peut être un passe-temps ou une activité très prenante en vue dâexposer un jour dans une galerie. Ceux-là se font connaître par une signature très particulière (les ombres noires de Nemo, les poèmes de Miss Tic, les détournements dâaffiches de Tom-Tomâ¦). Mais leur point commun est quâils avouent tous y prendre du plaisir, comme lâavoue Zeus (pour qui la nuit est importante pour sâaffirmer dans ce quâil fait) au cours dâun entretien.
Certains voient également dans lâart urbain sauvage une manière dâéduquer, de sensibiliser la population à lâart, en reprenant la tradition des muralistes des années 20 et 30. Câest pourquoi les Åuvres picturales et les sculptures (en effet, il y a environ dix ans, un artiste du XXe arrondissement avait moulé son visage des dizaines de fois, et en avait collé les reproductions à des façades) sont dâautant plus présentes dans les quartiers dits populaires de Paris, dans lâEst Parisien.
Nemo, le pocheur aux ombres noires, a ainsi décidé, soutenu par la Mairie de lâarrondissement, de travailler avec des enfants du quartier, à côté du collège des Amandiers près duquel ils habitaient. Je pense que lâon peut parler dâart urbain dans ce cas, sans lui accoler lâadjectif sauvage, même si celui-ci est réalisé en accord avec la Mairie, car il présente une part de mystère (peu de personnes connaissent le visage de Nemo) et dâinterdit à la fois, puisque ces différents pochoirs ont été réalisés sur des murs de lâarrondissement, comme toutes les autres Åuvres (illégales) de cet artiste. Si la Police veut bien fermer les yeux sur ces pratiques tant quâil nây a pas plainte de particuliers, les services de nettoyage sont, eux, beaucoup moins conciliants.
Mais lâintervention artistique nâa pas pour but uniquement dâinitier la population à lâart, comme le faisait pourtant Miss Tic, en reproduisant en pochoirs lâÅuvre de grands peintres comme Poussin, Léonard de Vinci, Delacroix etc. Elle peut également être un moyen dâattirer lâattention sur des problèmes politiques, parfois internes aux quartiers. En effet, elle peut avoir pour but de diffuser des idées, dâémettre un avis. Rue de Rivoli, dans le 1er arrondissement par exemple, un squat dâartistes laisse déborder une partie de sa production dans la rue pour sensibiliser la population à leur situation, donc au statut de lâartiste dans la société. Dans le XXe arrondissement, de manière plus anonyme, des pocheurs et graffeurs se sont réunis sous le même mot dâordre : « Ne détruisez pas nos maisons », en essayant de revaloriser des bâtiments promis à la destruction, par des peintures, des pochoirs⦠En agissant ainsi, les artistes savent fort bien que leurs chances de toucher lâopinion publique sur le sujet sont minces, mais ils arrivent néanmoins une dernière fois à embellir les vieilles pierres de leur quartier, ne serait-ce que pour quelques mois. Les « chasseurs dâart » doivent donc se dépêcher dâaller photographier ces Åuvres éphémères mais engagées.
Depuis vingt ans, ces artistes urbains ont sillonné les quartiers, à la recherche de lâespace idéal, se sont engagés (on peut dâailleurs remarquer que des artistes comme Blek le rat ont lancé une véritable contre-offensive artistique dès les premières frappes en Irak en mars 2003). Lâart sauvage urbain est en continuel mouvement : anonymes ou grands acteurs de ces dernières années, ces artistes ont réussi à animer la ville coà»te que coà»te, à faire apprécier un art différent, à attirer le regard de la population. Le message souvent uniquement politique de 1968 a cédé la place à un art qui prône le beau, lâamusant, le dérisoire, lâinsolite à chaque coin de rue.
En dehors des Åuvres dâart sauvages urbaines, il nâen reste pas moins que les actes de dégradation sont encore là , ce qui pose bien sà»r un problème dâordre politique : comment subventionner les jeunes artistes et lâart en général dâun côté et appliquer la loi de lâautre ? Car les services de nettoyage de la ville de Paris (nommés OLGA ou Korrigan, que lâon retrouve dans certains pochoirs vengeurs) doivent malheureusement faire leur travail intégralement, et effacer tags, graffitis, affiches, pochoirs⦠Officiellement lâart urbain est considéré comme du vandalisme.
La manifestation urbaine et sauvage de lâart ne serait-elle pas la preuve dâun échec de la part des politiques en ce qui concerne lâart de la fin du XXe siècle ? Pourtant, les artistes ne manifestent pas non plus leur envie dâêtre au musée, considérant peut-être que la rue est un moyen simple de sâadresser directement aux gens, de leur apporter lâart en bas de leur porte.
Certains néanmoins, comme Nemo ou Mesnager, travaillent parfois en collaboration avec la Ville de Paris, ou sont appelés par dâautres mairies pour des actions plus ciblées (câest ainsi que Nemo est parti voilà quelques années redécorer la ville de Bogota, en Colombie).
Cet art urbain sauvage commence à se faire connaître du grand public (les artistes essayant néanmoins pour la plupart de garder leurs distances), est de plus en plus accepté en tant que tel. Il sâest en quelque sorte intégré dans la ville. Même si le climat actuel est plus favorable aux extravagances des artistes de rue, le nettoyage, conformément à la loi, rend cet art éphémère, déploré par certains, encouragé par dâautres artistes, qui voient dans cet effacement régulier comme un stimulant puissant pour recommencer encore et toujours, ainsi que lâexpliqua le pocheur le Bateleur, peu avant son décès, en 1996. La volonté de toujours recommencer, et de ne pas considérer les nettoyages comme des échecs, unit tous les intervenants.
Les autorités, la police peuvent parfois se montrer complaisantes avec ces artistes, car il est vrai que cet art appartient à la rue, et donc au citoyen. La rue a toujours été le cadre dâune certaine expression populaire, autrefois avec les grands carnavals, les défilés. Aujourdâhui, lâart, plus discret, ne faisant intervenir que quelques personnes, mais ouvert à tous ceux qui voudraient sây risquer (car câest une aventure qui se tente) et par là se forger une signature, un nom, fleurit sur les murs de Paris.
On peut presque parler ici dâart parallèle, en réaction aux grandes expositions et à lâart moderne des musées. En effet, dans la rue, le message doit être clair, la poésie fugace, et si les références sont parfois recherchées (comme avec Miss Tic ou le Bateleur), elles font appel à des Åuvres souvent assez connues.
Néanmoins, lâart sauvage urbain serait peut-être destiné à une petite élite de bourgeois éclairés, et non à lâintégralité de la population, contrairement à notre première affirmation. En effet, lâart austère de François Morel, les références artistiques de Miss Tic, peuvent nous inciter à penser que ces Åuvres sont réellement dirigées vers un public très ciblé.
Pourtant, si les vandalismes urbains (tags, dessins obscènes à la craieâ¦) sont incompréhensibles, les Åuvres dâart, même recherchées, touchent les passants, ne serait-ce que parce que justement, elles changent de lâordinaire, et que leur esthétisme est presque choquant dans la rue. Câest pourquoi, même si certaines Åuvres sont créées pour un public « averti » et cultivé, aucune ne semble relever de lâélitisme, bien au contraire. Câest probablement ce qui plaît le plus à ces artistes : la proximité avec le public. Alors que dans les musées, la personne nâest que spectatrice, dans la rue elle peut toucher, contourner, découvrir au fur et à mesure lâétendue de la production artistique de certains artistes. On peut dire quâen quelque sorte les artistes urbains offrent leur Åuvre à tous, tout en gardant à lâesprit que leur art renonce à conquérir tout le monde.
Pour conclure, nous pourrions dire que le mouvement dâart sauvage urbain reste très controversé à Paris : peut-on considérer comme de lâart ce qui pour la loi est du vandalisme ? Certains artistes, comme Ben, qui a lui-même fait des Åuvres urbaines (mais non sauvages !), pensent que est art ce qui se déclare art. Dans ce cas, pourquoi ne pas laisser leur chance aux artistes de lâéphémère de nos rues ? De quoi laisser aussi le public apprécier ce qui relève de lâart et ce qui est de la dégradation, même si, en fin de compte, beaucoup de ces artistes pochent, graffitent ou peignent pour leur seul plaisir.
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