Mar. 04 Avr. 2023, 13:41
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Le Cours de l'histoire
Série « Des lieux pour faire vivre la mémoire »
Épisode 2/4 : Urbex, les aventuriers de la friche perdue
Mardi 4 avril 2023
Escalader, arpenter, explorer des lieux abandonnés... et les étudier. L’urbex est une pratique récente, qui passionne des milliers d'individus. Partons en expédition découvrir de nouveaux lieux de mémoire à travers ce phénomène culturel mondial.
Avec
Nicolas Offenstadt Historien, maître de conférences à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Aude Le Gallou Géographe et chercheuse associée aux laboratoires EIREST et Médiations
Dans tous les cas, l’historien comme l’historienne, est pétri d’aventures : c’est un métier dangereux car, au moment d’ouvrir un carton lourd d’archives qu’il a fallu porter du guichet jusqu’à sa place, il faut prendre garde à l’épaisse poussière venue du fond des âges. Attention aussi à la satanée aiguille, rouillée évidemment, sur une liasse de papier : aïe, le tétanos ! Parfois, c’est en extérieur que l’aventure se poursuit. Les archéologues connaissent parfaitement les dangers du terrain, mais que dire de l’Urbex, l’exploration urbaine ? Entre aventure, émotion, réflexion, il est temps de visiter les lieux abandonnés.
Les origines de l'urbex : une passion des ruines
L’exploration urbaine, appelée couramment urbex, est un phénomène culturel récent qui consiste à explorer des lieux abandonnés sans y laisser de traces. Si ce phénomène et surtout son accroissement est plutôt inédit, l’attrait pour les ruines, les friches et les lieux abandonnés est beaucoup plus ancien.
Au XVIIIe siècle, une véritable culture des ruines apparaît tandis qu’au début du XIXe siècle, le phénomène s’amplifie et les ruines incarnent la pensée des romantiques. Au début du XXe siècle, en raison des conflits mondiaux, les ruines deviennent un enjeu politique et international permettant de montrer la violence et la barbarie de l’ennemi. Leur préservation devient un acte politique et social, et se font le support de discours nationaux. La Seconde Guerre mondiale renouvelle cette appropriation politique des ruines tandis que ses usages politiques et moraux se démocratisent. Après la destruction du Mur de Berlin, les ruines adoptent un caractère positif.
L'urbex, envers et contre tous ?
Développée à partir des années 1970 aux États-Unis, en Allemagne et en URSS, puis plus largement en France dans les années 1990, l’urbex est profondément liée à l’utilisation de la photographie et à l’essor des réseaux sociaux. Malgré tout, cette pratique reste assez décriée dans certains milieux, accusée de ruin-porn, de tourisme macabre ou d’une soif excessive d’aventures illégales.
Pourtant, l’urbex relève d’une forme de résistance politique face aux stratégies de surveillance de l’espace urbain accrues. Parmi les passionnés de friches et les amateurs de sensations fortes, elle attire aujourd’hui de nouveaux explorateurs : les historiens. L’urbex peut être en effet considérée comme étant une pratique d’historien qui valorise une culture matérielle négligée mais signifiante.
La pratique de l’urbex n’est pas sans danger, elle demande une préparation aussi bien dans le matériel avec lequel s’équiper que dans le repérage préalable des lieux. Pour l’historien Nicolas Offenstadt, "ce contexte particulier provoque souvent une tension entre la peur de rencontrer des inconnus sur place et celle de se blesser mortellement. Hormis cette émotion forte provoquée par cette tension, on en retrouve une deuxième peut-être plus propre à l’historien, celle de projeter les évènements qui ont pu s’y dérouler. Vous retrouvez l'histoire des vies de ces gens à travers les archives qu’ils ont produites et que vous trouvez dans la boue, sur une étagère, dans de vieilles boîtes, et cela produit aussi une émotion".
Aujourd’hui, l’un des principaux enjeux de l’urbex réside en sa capacité à "faire mémoire", c’est-à-dire à accomplir un travail de mémoire pour documenter des sites qui tendent à disparaître. Pour la géographe Aude Le Gallou, il est important de tirer parti de cette présence importante de ruines dans certains espaces urbains tels que Berlin ou Détroit, sans qu’il y ait une quelconque volonté de pérennisation ou de patrimonialisation des lieux : "En règle générale, ces lieux ne sont pas classés, ils ne sont pas protégés au titre du patrimoine et sont même souvent au contraire voués à la démolition. Au lieu de retrouver une possible revalorisation officielle de ces lieux, qui pourrait être menée par les pouvoirs publics, on a plutôt l'expression d'une sensibilité patrimoniale plus informelle, qui valorise ces lieux mais qui s'accommode aussi très bien de leur disparition future".
L'urbex comme pratique spatiale et par le rapport spécifique au passé qu'elle induit, peut être mise au service de la valorisation de mémoires délaissées et oubliées.