7 membres en ligne. Connectez-vous !

Note de ce sujet :
  • Moyenne : 0 (0 vote(s))
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
Recherche dans le sujet
Bill Brandt, un oeil d'aigle
#1
0
0
Citation :Les scènes à  la Dickens, la haute société, le Blitz : rien des années 30 et 40 n'échappa au regard acéré de Bill Brandt. Cet Allemand fixé à  Londres s'illustrera après guerre par ses portraits et ses nus majestueux.


Cette photo d'échassier prise dans les années 30 est-elle, comme on l'a beaucoup dit, une sorte d'autoportrait de Bill Brandt ? Comme toujours, c'est le photographe qui en a réalisé lui-même le tirage. Et il a tellement saturé les noirs et les blancs que tous les détails ont disparu. L'oiseau au premier plan devient fantomatique dans un décor noir d'encre. Non seulement la ressemblance entre le photographe, grand, frêle, au nez aquilin, et l'échassier semble alors évidente, mais l'ambiance même du cliché décrit l'univers mental de Bill Brandt. Solitaire et aristocratique, l'oiseau se tient sur le seuil d'un monde inquiétant. Méfiant, il garde ses distances.

Comme l'énigmatique Bill Brandt, qui eut le génie de rendre intrigantes les situations les plus banales. Cinquante ans durant, il explora tous les genres de la photographie : reportage, portrait, paysage et nu. Et même dans sa stupéfiante série d'yeux d'artistes pris en gros plan, comme à  travers un judas, il garda cette défiance d'oiseau sauvage qui se tient à  bonne distance de celui qu'il observe. Ainsi, ce ne sont plus les yeux de Giacometti, de Braque ou de Henry Moore, leur intimité violée qu'il montre, mais des paysages broussailleux, des déserts crevassés, des plis sismiques, des peaux de pachydermes abritant des regards reptiliens ou de rapaces.

Considéré comme le plus grand photographe britannique des années 30 et 40, Bill Brandt est en fait allemand, né à  Hambourg en 1904 dans une famille de banquiers. Mais éduqué dans la plus pure tradition britannique et fasciné dès l'adolescence par l'Angleterre, dont il découvre la littérature, la peinture et la photographie lors d'un séjour de six ans dans un sanatorium suisse. Déjà  le goà»t de la distance... Lorsqu'il s'installe à  Londres en 1934 - après avoir découvert la psychanalyse à  Vienne et Man Ray à  Paris - le jeune Allemand est ainsi plus britannique que les Britanniques. Et pour des journaux comme The News Chronicle, Weekly Illustrated ou Lilliput, il se lance avec passion dans le portrait d'un pays ravagé par les injustices sociales, la crise économique, et, bientôt, par la guerre.

Bill Brandt frappe aux portes des taudis et demande simplement de sa voix murmurante s'il peut entrer prendre des photos. Dans cette chambre étroite, par exemple, o๠plusieurs enfants dorment dans le même lit. Ou dans cette autre, o๠une jeune épouse lave sensuellement le corps exténué de son mari mineur, à  genoux, au-dessus d'une cuvette en fer... Dans les pubs, Brandt surprend des femmes du peuple qui fument, boivent de la bière... Mais il s'introduit aussi dans les salons huppés. Les riches s'y ennuient, papotent, jouent au bridge, se rendent au Derby d'Epsom. Leurs domestiques, coiffés de bonnets ridicules à  corolles, s'écroulent de fatigue sur la table de la cuisine.

Le photographe n'hésite pas à  mettre en scène certains de ses clichés. Il prend Londres la nuit, comme un décor de théâtre, dans la veine d'un Brassaà¯, au seul éclairage du clair de lune. Ou, pendant la guerre, les Londoniens qui dorment à  l'abri dans le métro, stoà¯ques face aux bombardements. Il sent la nature profonde de l'Angleterre. La réalité nourrit son oeuvre à  la façon du romancier Charles Dickens, le plus grand témoin de la misère du peuple de l'époque victorienne. Dans ses vues urbaines de Halifax et de Newcastle, les pavés suintent d'humidité, un pont obscur est traversé par un train, les cheminées sont menaçantes. Ses paysages austères et magnifiques de landes rugueuses, de pentes violentes balayées par les dépressions atlantiques, semblent sortir des Hauts de Hurlevent, d'Emily Brontà«.

Dès la fin de la guerre, il abandonne pourtant le reportage. Se détourne de cette réalité prise sur le vif, qui triomphe dans les journaux. Contrairement à  Henri Cartier-Bresson, qui voit dans son Leica le prolongement de son oeil, l'appareil, pour Bill Brandt, est en effet plutôt un médium. La boule de cristal d'un voyant. Ne dit-il pas qu'il « photographie des souvenirs », pas ce qu'il voit ? Un beau jour, il découvre dans un bazar de Londres un antique boîtier Kodak de 1900 en acajou, sans obturateur, et doté d'un objectif grand-angle de 110 millimètres. Cette optique déforme tout, dénature les proportions, donne l'illusion d'un grand espace, de perspectives irréelles, de distorsions. « Je me laissais guider par l'appareil et, au lieu de photographier ce que je voyais, je prenais ce que l'appareil voyait. J'intervenais très peu et la lentille capta des images et des formes anatomiques que mes yeux n'avaient encore jamais observées. Je crois que j'ai alors compris ce qu'Orson Welles voulait dire lorsqu'il déclarait que "la caméra est bien plus qu'un appareil d'enregistrement. C'est un médium à  travers lequel des messages d'autres mondes parviennent jusqu'à  nous". » (1)

Avec ce Kodak, Bill Brandt commence une exploration du nu. L'atmosphère de ces photos rappelle le Citizen Kane d'Orson Welles et certains films de Hitchcock. Assises dans des pièces diffractées par le grand-angle, ses femmes sont distantes, absentes, mystérieuses. Puis les corps grandioses se distendent, se morcellent, les genoux s'entrelacent, les avant-bras barrent le visage. On y retrouve les recherches de Picasso, les sculptures de Henry Moore. Brandt est en résonance avec l'art de son époque, avec Buà±uel, les surréalistes, Brassaà¯. La puissance de ses prises de vues se renforce encore dans ses tirages. Il passe souvent une demi-journée en laboratoire pour trouver le bon contraste, et donne toujours le sentiment de faire surgir la lumière de l'ombre.

Montré à  New York et à  Londres l'an passé, un ensemble très rare de ses oeuvres est aujourd'hui à  Paris. On y retrouve les portraits réalisés pour Harper's Bazaar dans les années 60 - Cecil Beaton, Dylan Thomas, Giorgio De Chirico... Celui de Francis Bacon est l'un des plus émouvants. Le peintre semble entre la vie et la mort, dans un paysage qui vacille, chancelle après son passage. Cloîtré dans sa solitude, Francis Bacon s'apprête en effet à  sortir du cadre. Bill Brandt en est sorti, lui, en 1983. Il avait 79 ans.



(1) Citation tirée de Brandt, éd. de la Martinière (320 p., 45 €).

Luc Desbenoit

Infos pratiques

Bill Brandt, exposition jusqu'au 18 décembre à  la Fondation Henri-Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis, Paris 14e. Tél. : 01-56-80-27-00.


Pièces jointes Miniature(s)



[Image: gyrophare-petit.gif]
Répondre


Sujets apparemment similaires…
Sujet Auteur Réponses Affichages Dernier message
  Trompes l'oeil, 3D jennifer 26 24 066 Mer. 21 Fév. 2007, 16:29
Dernier message: muzo



Utilisateur(s) parcourant ce sujet : 1 visiteur(s)