Monogamie : juste une affaire d'hormones
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L'inséparable rosegorge est l'archétype de l'animal monogame.© Y.CORTEZ/GETTY IMAGES - K. KON/SPL/COSMOS - LAGUNA DESIGN/SPL/COSMOS
L'inséparable rosegorge est l'archétype de l'animal monogame.
Par Emmanuel Monnier
Le 23 mai 2019 à 00h00 mis à jour 23 mai 2019 à 18h40
Corps / SantéCerveau / Intelligence
Au début était la polygamie. Puis vint la monogamie, chez quelques rares espèces. Pourquoi ? Parce que s'expriment fortement chez elles deux hormones. Emmanuel Monnier nous révèle comment elles sont devenues la clé de la fidélité.
Repères
Alors que plus de 90 % des espèces d'oiseaux sont monogames, seuls 4 % des mammifères se mettent en couple stable. Chez les primates, ce pourcentage grimpe à près de 25 %.
L'albatros, comme le cygne, est un amant fidèle. Une fois accouplé, il restera avec sa compagne la vie entière, indifférent aux tentations qui pourraient briser son couple. Pourquoi ? Éprouverait-il un amour plus profond que le coq de bruyère, qui folâtre à qui mieux mieux avec la première poule venue ? Peut-être. Mais une équipe de l'université du Texas, à Austin (États-Unis), vient de démontrer que le ressort de cet amour n'est pas aussi romantique qu'on peut le penser.
Ces chercheurs ont comparé l'expression génétique des systèmes nerveux de mâles reproducteurs appartenant à différentes espèces, monogames ou non. Souris, campagnols, passereaux, grenouilles, poissons… : d'un groupe à l'autre, ils ont retrouvé des mêmes gènes qui s'activaient chez les espèces les plus fidèles en amour. Notre étude donne des preuves d'un mécanisme universel sous-tendant l'évolution de la monogamie chez les vertébrés , notent ces biologistes, qui ont réussi en particulier à isoler un lot de 24 gènes impliqués dans le développement du système nerveux, l'apprentissage et la mémoire, et dont l'expression serait spécifique aux espèces monogames.
Si l'albatros est plus fidèle que le coq de bruyère, c'est donc surtout parce que des hormones, orchestrées par des activations spécifiques de ses gènes, l'incitent à se comporter ainsi.
En particulier, deux d'entre elles : l'ocytocine et la vasopressine. La première, familière aux femmes enceintes, provoque les contractions de l'utérus lors de l'accouchement, puis l'éjection du lait ; tandis que la seconde incite le rein à réabsorber l'eau - sans elle, nous produirions 10 à 12 litres d'urine par jour. Mais ces deux hormones sont aussi libérées dans le cerveau par des terminaisons de neurones dans l'hypothalamus, où elles agissent sur les comportements amoureux.
LA DÉMONSTRATION DU CAMPAGNOL
On a découvert que ces hormones étaient impliquées dans les phénomènes d'attachement, la vasopressine plutôt chez les mâles, l'ocytocine chez les femelles , explique Jacques Bal-thazart, professeur émérite de neurosciences à l'université de Liège (Belgique). Son confrère Larry Young, à l'université d'Atlanta (États-Unis), a donné, au début des années 2000, une démonstration spectaculaire de ces effets en étudiant le parfait cobaye pour ces jeux de l'amour : le campagnol des prairies, un petit rongeur monogame dont le cousin, le campagnol des montagnes, est au contraire polygame.
"Chez le campagnol des prairies, à partir du moment où le mâle a cohabité une journée avec une femelle avec qui il s'est accouplé, se crée un lien qui le maintiendra avec cette femelle pendant des années", atteste Jacques Balthazart. Or, les chercheurs d'Atlanta ont observé que le cerveau des campagnols des prairies libérait beaucoup plus d'ocytocine chez les femelles, et de vasopressine chez les mâles, que chez ceux des montagnes. "Surtout, les récepteurs de l'ocytocine sont exprimésde façon beaucoup plus intense chez l'espèce monogame que chez la polygame, dans des régions spécifiques du cerveau des femelles, comme les noyaux accumbens", poursuit le neuroscientifique belge. Une région du cerveau très impliquée dans les circuits de la récompense et les mécanismes d'addiction. Larry Young l'a même démontré : augmenter l'expression des récepteurs à l'ocytocine chez l'espèce polygame la rend plus fidèle en amour. Inversement, il suffit de bloquer ces récepteurs pour transformer la plus attachée des femelles en une aventurière en quête de nouveaux mâles.
La vasopressine, de son côté, pousserait les mâles à défendre leur territoire et à repousser tout intrus, mâle ou femelle. "Cette hormone créerait une sorte d'attachement au territoire incluant la femelle avec laquelle il s'est accouplé", analyse Jacques Balthazart. L'activation des récepteurs de la vasopressine dans deux régions cérébrales - le septum latéral et le pallidum ventral - jouerait un rôle critique dans la formation d'un couple stable : il suffit de les sur-exprimer chez des campagnols des montagnes polygames pour qu'ils deviennent fidèles.
LES DEUX HORMONES DE L'ATTACHEMENT AMOUREUX
OCYTOCINE
Liée aux circuits de la récompense et de l'addiction, elle s'exprime fortement chez les femelles monogames.
Monogamie : juste une affaire d'hormones© Y.CORTEZ/GETTY IMAGES - K. KON/SPL/COSMOS - LAGUNA DESIGN/SPL/COSMOS
VASOPRESSINE
Particulièrement exprimée chez les mâles monogames, elle les pousserait à défendre leur territoire et leur femelle.
Monogamie : juste une affaire d'hormones© Y.CORTEZ/GETTY IMAGES - K. KON/SPL/COSMOS - LAGUNA DESIGN/SPL/COSMOS
PEU INTÉRESSANTE POUR L'ESPÈCE
Reste une question clé : comment la monogamie, qui restreint de fait les partenaires, a-telle pu être favorisée chez certaines espèces par la sélection naturelle ? Car elle est une exception chez l'ensemble des animaux, qui se sont d'abord développés sur le modèle de la polygamie. Et pour cause : "L'intérêt, pour un mâle, c'est de féconder un maximum de femelles. Surtout chez les mammifères, où la femelle réalise l'investissement reproductif le plus fort. Le mâle est donc d'autant moins enclin à s'investir aussi", observe Michel Raymond, à l'Institut des sciences de l'évolution de Montpellier (CNRS). Une telle dissymétrie des rôles s'observe d'ailleurs à l'œil nu : les espèces polygames sont celles chez lesquelles les différences morphologiques sont les plus prononcées entre mâle et femelle - chez l'éléphant de mer, par exemple, la femelle paraît minuscule face au mâle dominateur, qui consacre son énergie à féconder et à garder la propriété d'un immense harem.
Oui, mais la monogamie a aussi ses avantages. Chez les oiseaux, où la femelle est immobilisée plusieurs semaines pour couver et protéger les œufs, bénéficier de l'aide concrète du père donne un avantage décisif pour la survie des petits. "Monogamie et soins paternels vont souvent ensemble", note Michel Raymond.
Les espèces, comme le campagnol des prairies, qui vivent avec des densités très faibles de population, ont une autre raison de devenir monogame : la probabilité de rencontrer un partenaire est faible. "Du coup, quand un mâle a trouvé une femelle, il la garde", résume Jacques Balthazart. Le mâle empêche ses rivaux d'approcher sa femelle durant la grossesse, espérant ainsi la féconder à nouveau quand elle redeviendra fertile.
Chez les primates, "l'explication la plus convaincante pour l'apparition de la monogamie est l'infanticide des mâles", avait conclu en 2013 une équipe d'anthropologues dirigée par Christopher Opie (University College de Londres). La monogamie augmenterait la survie des enfants dans les sociétés de primates où les mâles ont tendance à tuer ceux dont ils ne sont pas le père.
Sachant que, quelle que soit l'espèce, une fois que la monogamie s'installe, il est difficile pour un mâle de s'y soustraire. "Plus l'espèce est monogame, plus un mâle qui voudrait adopter une autre stratégie aura du mal, puisque toutes les femelles sont prises", observe Michel Raymond.
Et qu'en est-il chez Homo sapiens ? Larry Young a récemment démontré que les mécanismes neurobiologiques de l'attachement amoureux chez les campagnols sont aussi à l'œuvre dans le cerveau humain, ce qui expliquerait notre tendance à former des couples et des familles centrées sur l'enfant. Les hommes et femmes qui présentent un déficit génétique de récepteurs à la vasopressine et à l'ocytocine ont d'ailleurs des vies de couple un peu plus instables. Reste qu'il est difficile de savoir jusqu'à quel point notre espèce est véritablement monogame (voir encadré).
Cela dit, le monogame n'est pas forcément sexuellement fidèle. "À l'intérieur des espèces monogames, il existe beaucoup d'activité sexuelle hors couple. Le séquençage génétique a révélé que chez les oiseaux monogames il y avait très souvent, dans un même nid, des enfants de deux, trois voire quatre pères différents !" souligne Jacques Balthazart. Qui rappelle une pratique fréquente chez les oiseaux mâles monogames : construire un nid avec une femelle principale, puis en démarrer un autre à côté. "La première femelle aura un succès reproducteur supérieur à la deuxième. Du coup, les femelles préfèrent toutes être les premières, ce qui entraîne des conflits."
Depuis, les chercheurs distinguent soigneusement entre monogamie sociale, qui consiste à créer des couples stables, et monogamie sexuelle, dont la réalité reste très difficile à attester. Chez l'animal comme chez l'humain.
L'évolution a retenu 4 façons d'être en couple
LES MONOGAMES
Les campagnols des prairies, une fois accouplés, ne se quitteront plus durant plusieurs années, voire toute leur vie, refusant tout autre partenaire sexuel. Une stratégie qui garantit au mâle l'accès à une femelle et favorise la survie des petits.
Monogamie : juste une affaire d'hormones© Y.MOMATIUK/J.EASTCOTT/MINDEN PICTURES - F. GOHIER / BIOSPHOTO - J & C SOHNS/GETTY IMAGES - D.USHER/MINDEN PICTURES
LES POLYGAMES
L'éléphant de mer, s'il est mâle dominant, s'arroge un harem de dizaines, voire centaines de femelles. Ce comportement machiste lui assure une multiple descendance. .. au détriment des autres mâles, dont la plupart ne pourront pas s'accoupler.
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LES "LIBRES"
Après l'accouplement, qui peut avoir lieu à n'importe quel moment de l'année, le tigre mâle délaissera la femelle et ne s'occupera pas des petits. Chacun restera libre de s'accoupler à nouveau avec qui il veut.
Monogamie : juste une affaire d'hormones© Y.MOMATIUK/J.EASTCOTT/MINDEN PICTURES - F. GOHIER / BIOSPHOTO - J & C SOHNS/GETTY IMAGES - D.USHER/MINDEN PICTURES
LES "TRICHEURS"
Si les oiseaux sont surtout monogames, la plupart multiplient en cachette les incartades. Une manière de ne pas mettre génétiquement tous ses œufs dans le même panier, tout en bénéficiant de l'avantage d'être unis.
Monogamie : juste une affaire d'hormones© Y.MOMATIUK/J.EASTCOTT/MINDEN PICTURES - F. GOHIER / BIOSPHOTO - J & C SOHNS/GETTY IMAGES - D.USHER/MINDEN PICTURES
L'être humain monogame ?
À l'instar des autres mammifères, les hommes ont plutôt intérêt à disséminer leurs gènes en multipliant les partenaires sexuelles, et les femmes à assurer la survie de leur progéniture en choisissant le bon mâle protecteur. "Si l'on regarde le nombre de sociétés humaines non liées culturellement entre elles, environ les deux tiers sont polygames", note le neurobiologiste Jacques Balthazart. La différence de taille entre hommes et femmes en est en l'occurrence une caractéristique.
Sauf que, chez les primates, les mâles d'espèces polygames ont tendance à avoir des testicules plus gros que chez les monogames, sans doute pour produire plus de sperme et féconder ainsi un plus grand nombre de femelles. "Or, quand on classe l'homme sur cette échelle, on le retrouve au tiers inférieur", constate Jacques Balthazart. Ses testicules relativement modestes le classeraient donc plutôt dans le groupe des primates relativement monogames. Mais il faut bien sûr rester prudent, car chez l'humain, les aspects psychologiques, sociaux et culturels prennent souvent le pas sur la génétique.
En savoir +
A lire en librairie :
Jacques Balthazart (2019). Quand le cerveau devient masculin, HumenSciences/Humensis. Un livre centré sur la masculinisation du cerveau masculin par les hormones, mais qui aborde plus largement l’influence de ces hormones sur l’ensemble des comportements sexuels.
Thierry Lodé (2013). Pourquoi les animaux trichent et se trompent, les infidélités de l’évolution, Odile Jacob. Un livre qui explique que chez animaux aussi le coeur a ses raisons que la raison biologique ignore.
A lire dans les revues scientifiques :
L’article qui décrit les similitudes génétiques entre différentes espèces animales monogames : Rebecca L. Young et al., PNAS, 2018
Un article qui relie l’apparition de la monogamie chez les primates au fort d’infanticides dans ces espèces. Christopher Opie et al., PNAS, 2013
https://www.science-et-vie.com/corps-et-...ones-49597