Commune de Paris : au Palais Galliera, autopsie du dernier costume d’un condamné
Par Caroline Rousseau
Publié le 08 janvier 2021 à 16h45, mis à jour à 16h27
A l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, le musée de la mode a fait autopsier le vêtement porté par le président Bonjean quand il a été fusillé par les communards, en 1871. Une étude médico-légale qui témoigne de la valeur historique de l’habit.
Le costume porté par le président Louis-Bernard Bonjean le jour de son exécution, le 24 mai 1871, sur ordre de la Commune. Elodie Ratsimbazafy/Paris Musées
Il est rare que la commémoration d’un événement historique sanglant soit l’occasion de parler chiffons. Pour les 150 ans de la Commune de Paris, le Palais Galliera, Musée de la mode de la Ville de Paris, et Philippe Charlier, médecin légiste, archéologue et anthropologue, ont pourtant sorti des réserves du musée le costume trois-pièces en lainage noir du président provisoire Louis-Bernard Bonjean (1804-1871). Pas n’importe quel costume. Celui que l’homme politique portait le 24 mai 1871 lors de son exécution par les communards mais aussi pendant les soixante-quatre jours de détention qui l’ont précédée, à la prison de la Roquette, dans le 11e arrondissement.
Souillé, déchiré, criblé de balles, pantalon amputé, gilet arraché, l’habit, par ailleurs assez commun au XIXe siècle, ne ressemble en rien aux trésors précieusement conservés dans les armoires de l’institution parisienne. « Je crois que c’est la première fois dans l’histoire de Galliera qu’on analyse des taches. D’habitude, notre premier geste est plutôt de nous en débarrasser », expliquait, le 14 décembre, Alexandre Samson, responsable de la haute couture et de la création contemporaine à Galliera, sous les néons des réserves sécurisées du musée.
Une relique qui impose le respect
Longs bâtonnets à la main, les étudiants du docteur Charlier, eux-mêmes médecins légistes, physiopathologistes ou archéologues, recueillent des traces de liquides corporels dans l’entrejambe du pantalon, sur la « propreté de braguette » (le revers), au niveau de l’interscapulaire, sur le dos de la veste… Ce qui semble être de l’urine, de la matière fécale ou cérébrale, du sperme, du sang et de la terre est prélevé, les orifices d’entrée et de sortie des balles sont scrutés, les déchirures examinées, pour surtout ne jamais être nettoyés, ni restaurés, afin qu’ils livrent, peut-être, quelques témoignages sur les derniers jours du « condamné » Bonjean, qui mourut sous deux salves tirées par trente hommes, auprès de cinq autres victimes.
« Travailler dans un musée et ses archives, c’est fréquenter les morts et accepter une certaine intimité avec eux. » Olivier Saillard, historien de la mode
Si ce costume revêt un indéniable intérêt historique, il raconte aussi un homme. Le lundi 14 décembre, couché sur la table de travail, à plat, l’habit, mis sur l’endroit puis sur l’envers, était celui d’un mort. Le lendemain, enfilé sur un mannequin ancien du musée, datant du Second Empire, en volume donc, c’est l’avocat, le sénateur, le président provisoire Louis-Bernard Bonjean qui se tenait debout, blessé, dans les réserves du musée.
« Il n’était pas très grand, 1,69 m ou 1,71 m. Le pantalon cassait sur la chaussure. Avec une restauratrice, nous avons habillé un mannequin qui correspondait à peu près aux mensurations et mis des bolducs de coton à l’intérieur pour maintenir en place les lambeaux du gilet. Face à cette typologie de vêtement, une relique donc, on ressent évidemment du respect mais aussi un peu de gêne », souligne Alexandre Samson qui n’avait, avant cette expérience, vu l’habit de Bonjean qu’une seule fois. Il avait par curiosité ouvert le tiroir des réserves où il repose depuis que la petite-fille du président l’a légué au musée en 1980. « Ce n’est pas celle de Thiers ou de Mac-Mahon, mais cette tenue de Bonjean est propre à la Commune de Paris. C’est un peu un mythe à Galliera. »
Montrer l’horreur
Pas de fantôme, ni de phénomène étrange à signaler, mais une certaine fascination tout de même. Quand, en 2012, l’historien de la mode Olivier Saillard, alors directeur de Galliera, organise dans le cadre du Festival d’automne la performance The Impossible Wardrobe avec l’actrice Tilda Swinton, il fouine dans les réserves et déniche des perles : la veste de Napoléon, le chapeau d’Arletty… Il aurait pu mettre dans les mains de la comédienne britannique le pantalon de Bonjean, qu’elle aurait tenu par la taille encore solide, ou le gilet délité déposé sur un plateau de conservation.
« Mais il y avait quelque chose d’un peu trop cru, se souvient-il. Il était tout arraché, non ? Comme les pièces détachées d’un mort… Même si je reconnais être friand de toutes ces histoires, il y avait là une dimension “enquêtes criminelles” qui dépassait l’intention de la performance. Travailler dans un musée et ses archives, c’est fréquenter les morts et accepter une certaine intimité avec eux. Quand j’ai réceptionné la garde-robe du photographe Norman Parkinson, par exemple, j’ai trouvé dans ses poches des cure-dents. Ces choses m’attirent mais elles font parfois désordre dans un musée de mode. Face à une disparition, en général, on jette en même temps que la pièce elle-même un souvenir entaché. »
Celui-ci ne trouve d’ailleurs sa place dans un musée de mode que s’il ne porte pas les stigmates d’une mort violente, sinon le costume redevient un cadavre et on est projeté ailleurs, dans l’histoire ou la médecine. « Le pantalon amputé de Bonjean atteint un fort degré de cataclysme corporel, poursuit Olivier Saillard. Il faut bien mesurer la dramaturgie que cela induit : tout à coup, on n’a plus que ça à l’esprit, cela fait l’effet d’une flaque de sang. » Tout comme avec le tailleur rose ensanglanté de Jackie Kennedy. Il n’est exposé nulle part. On ne peut le voir que sur demande. Montrer les taches, c’est d’abord montrer l’horreur.
L’empreinte de la pénitence
La panoplie de Bonjean a pourtant réussi à se frayer un chemin jusqu’à une exposition de mode. C’était en 2007, toujours à Galliera, pour « Gallierock », la rétrospective consacrée à Jean-Charles de Castelbajac. Le couturier l’avait fait sortir du grand tiroir Compactus, où elle repose à plat dans sa housse en coton écru dans la section réservée aux habits d’hommes du XIXe siècle. « C’est l’un des vêtements les plus troublants auxquels j’ai été confronté », raconte celui qui est venu à la mode par l’histoire, collectionnant les drapeaux, reconstituant des tissus de Vikings, dévorant les récits épiques…
Sollicité par le musée, JCDC avait décidé de raconter son cheminement personnel, de l’histoire à la mode, à travers une sorte de parcours initiatique. Fasciné par les souliers de Marie-Antoinette montant à l’échafaud, le petit costume de Louis XVII au Temple ou la chemise de Saint Louis, il voit alors dans le costume trois-pièces de Bonjean l’empreinte de la pénitence. « Ce sont comme des sarcophages qui enferment autant d’histoire que d’émotion. C’est bouleversant. Face à eux, je me sens comme Howard Carter entrant dans le tombeau de Toutankhamon », nous confie le styliste.
Il avait donc imaginé un cabinet de curiosités très personnel, à la frontière de l’invisible, évoquant le passage d’une rive à l’autre et montrant, par le textile, les personnages historiques dans leur humanité, comme avec cette robe de chambre portée par Napoléon à Sainte-Hélène : « Une petite batiste très pauvre rongée par l’humidité, avec des auréoles verdâtres sous les aisselles, en taille 14 ou 16 ans… » Il vise juste. Les plus réceptifs étant les enfants, venus en famille ou avec leur classe. « Confrontés à la violence d’une mort tragique, touchés par la musique qui emplissait cette salle, ils ont souvent été les seuls à noter la présence de Bonjean. Et à se souvenir de lui en sortant de l’exposition. » Les 150 ans de la Commune, cette année, devraient constituer une occasion de plus.
Caroline Rousseau