Ven. 20 Jan. 2006, 23:04
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Alternatives 2005 / 30 ⬠- 196.5 ffr. / 159 pages
ISBN : 2-86227-465-8
FORMAT : 24,0cm x 27,0cm
Citation :La locution In situ désigne un ensemble de pratiques spécifiques qui sâillustrent dans lâespace urbain, afin quâil y ait interaction des Åuvres sur le milieu et du milieu sur lâÅuvre. Lâélargissement du champ de lâart opéré depuis le début du XXe siècle induit en effet la transgression des limites des cadres traditionnels proposés par les institutions artistiques et, partant, lâépanchement, la dissolution de lâart dans la vie. Les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes, proclamait Maà¯akovski, fondateur du futurisme à Moscou. Car la ville, depuis les pérégrinations dadaà¯stes et surréalistes mais aussi les affiches hautes en couleurs des constructivistes russes des années 20, sâoffre comme le terrain privilégié pour une mise en perspective de lâimaginaire et des innovations plastiques, dans un espace public, espace de rencontres sâil en fà»t. Depuis les années 80, ce quâil faut bien nommer la commande publique est encore venue émailler le territoire urbain, agrémenter, en somme, lâenvironnement de ce petit supplément dââme qui manque tant, dit-on, à nos villes.
Dans lâouvrage publié aux éditions Alternatives, il ne sâagit pas cependant de rendre compte des Åuvres destinées à lâespace public, élaborées spécifiquement pour lui, suite à la renommée acquise de leurs auteurs, mais des Åuvres précisément nées dans la ville, sur ses murs, ses barricades, dans ses friches. Lâouvrage entend présenter un état des lieux des témoignages humbles et, bien souvent, éphémères, dâartistes qui ont choisi la rue pour sâexprimer. Artistes le plus souvent anonymes ou masqués sous lâénigme de pseudonymes prudents ou proprement ludiques. On y retrouve des grands pionniers comme Ernest Pignon-Ernest, Miss.Tic, Blek le rat ou Speedy Graphito. Le terme In situ, prend là tout son sens : il sâagit dâÅuvres réalisées sur place. Cependant, malgré son titre, lâouvrage ne se cantonne pas uniquement à lâin situ au sens strict car certaines des Åuvres présentées sont dâabord élaborées dans des ateliers avant de venir trouver place in situ, précisément. La réalité de lâart sauvage apparaît bien plus complexe que ne pourrait le laisser entendre lâambition des auteurs, annoncée dès le titre.
La ville se trouve envahie, depuis les années 50, par des peintures singulières. Par peinture, entendez le recouvrement de surfaces par la couleur, le trait, la forme, le mot, lâimage, lâidéogramme, le symbole. Entendez encore graffiti, tag, affiche, sticker. Anonymes, sauvages, hors circuit, les pratiques dites de la rue se dérobent sans cesse à toute définition et câest bien là leur spécificité. Lâouvrage se propose toutefois de donner quelques pistes de lecture. Une première partie se fixe pour tâche de saisir les fins et les moyens de la nébuleuse street art : sa genèse dans les avant-gardes et Mai 68, une identification des espaces o๠elle trouve à sâépanouir (catacombes, friches, moyens de transport), un recensement de ses techniques privilégiées (le graffiti, lâaffiche, le sticker, le pochoir, la photographie) et, enfin, le constat de lâambiguà¯té de sa démarche. Lâart de rue est de toute part tiraillé entre rébellion, à la fois ludique et acharnée, et désir de relier une pratique, nativement irréductible à toute institutionnalisation, au système de lâart, en vue dâune reconnaissance, ou encore de se travestir en marchandise. La spécificité de lâart est bien de se donner à voir et la rue constitue un premier espace possible dâexposition. Et ce désir supplante bien souvent la charge critique et politique que revêtait initialement le tag, le détournement dâaffiche ou le graffiti. Les agitateurs de Mai 68 recouvrirent les murs de Paris de slogans éminemment contestataires, motivés par le désir dâun bouleversement de la vie quotidienne et, par conséquent, du cadre de vie. Une pensée singulière de lâurbanisme est née avec cette vague de révolte. Que reste-t-il de cette expression du désir, facteur le plus puissant de la critique politique et sociale ? Les auteurs ont bien montré quâune transformation sâopère depuis deux décennies : le tag ou le graffiti ne sont plus seulement moyens dâexpression ou désir de repenser des espaces mais art à part entière. Là réside la revendication. Souhait dâune reconnaissance donc. Et le seul moyen : une visibilité toujours plus grande, toujours plus surprenante, sur le modèle new-yorkais.
Dans un même mouvement, cette appropriation, si prégnante et si colorée, souhaite apporter à lâespace public ce supplément esthétique dont les cités se trouvent privées. Lâinteraction est le maître mot, lâirruption sauvage le moyen. De la même manière, lâouvrage se présente sous la forme d'un livre ouvert à lâexpression des artistes. La voix des acteurs vivifie le propos, le corrobore. Et pourtant, ces citations catapultées ici ou là , sans cohérence ni parti pris, tendent à nuire à la lecture. Si les images sont là , et elles sont nombreuses, on regrette de ne pas pouvoir décrypter davantage leur message. On eà»t souhaité une analyse plus poussée de leur objet, un moment dâévasion, en somme, dans lâimaginaire quâelles véhiculent et souhaitent transmettre, une appropriation, en bref, de ces traces mémorielles, issues de lâenfance et de la culture populaire la plus large. On eà»t aimé quelques clefs, quelques indices, pour pouvoir mieux lire ce qui se joue dans ces images et le rapport quâelles cherchent à instaurer non seulement avec le public mais aussi avec lâarchitecture ou lâurbanisme. Le support de lâart nâa jamais été anodin et le mur sâoffre, précisément, comme un palimpseste particulier, qui renoue avec les origines mêmes de la peinture. Relevant de la réminiscence ou du détournement parodique, tout graffiti, tag ou encore sticker entrent inévitablement en conflit avec dâautres signes visuels ou fonctionnent dans un système perceptif particulier. On eà»t aimé participer, aussi, à ces codes, ces signes le plus souvent déchiffrables par les seuls initiés, en particulier dans le cas du graffiti. Si le propos des auteurs est souvent juste, il aurait mérité une concentration plus grande, au lieu de se disperser dans une maquette confuse, qui accorde une grande place à lâimage, sans jamais sây référer.
La seconde partie de lâouvrage, plus pertinente, dresse le portrait de quelques personnages phares du street art : Paella ?, Psyckoze, OâClock, Jérôme Mesnager, Lokiss, Lek, François Morel, Invader ou encore VLP. Lâabondance des occurrences permet de laisser se dévoiler des identités et les parcours individuels. Sâil est intéressant de pouvoir ainsi repérer des artistes qui demeurent confinés dans leur pratique, négligés par lâhistoire de lâart, on oublie les fondements mêmes de leurs démarches. Une genèse ne suffit pas. Il manque lâétat dâesprit qui lâanime. Car ce type de pratique, rebelle et appropriative de lâespace public au sens le plus large, sâavère, malgré sa pérennité, le produit dâune époque. Dès les années 70, ces pratiques sâinscrivent en effet dans la culture underground, o๠lâart plastique figure en contrepoint de la musique rap et de la breakdance. Le «panorama» prétend débuter sa course en 1975. 1975 est bien lâannée de la naissance officielle du mouvement punk. Malgré lâirréductibilité des démarches individuelles, celles-ci ne peuvent être dissociées dâune époque, si contemporaine soit-elle.
Or, lâouvrage se confine à un état des lieux, au reportage photographique, à la simple saisie soucieuse de pérennité, alors que lâappropriation va bien au-delà des seuls murs : on sâapproprie un public, un discours et des contenus. On détourne des lieux, des mots, des images, on recycle un inconscient collectif et individuel dans lâimbroglio dâespaces labyrinthiques et complexes. On dissout lâart et, partant, des idées, esthétiques ou politiques, dans un environnement public, dans les non-lieux quotidiennement partagés. On recherche des zones de dérèglement, des failles. On sâintroduit entre les mailles du filet afin dâéchapper à la tyrannie des exécutants de la législation.
Il est heureux dâintroduire sur le désir dâune fusion de lâart et de la vie, leitmotiv des avant-gardes artistiques du XXe siècle. Mais que conservent ces pratiques de lâinterrogation fondamentale dont elles tirent leur origine ? On oublie la part de jeu, de jeu sérieux.
Danielle Orhan
( Mis en ligne le 04/01/2006 )