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«Bécassine raconte les mutations et les évolutions de la société»
Par Frédérique Roussel
vendredi 11 février 2005 (Liberation.fr - 15:41)
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L'historien Bernard Lehembre vient de publier une histoire de Bécassine (1), première héroà¯ne de bande dessinée qui fête ses cent ans en 2005


Pourquoi avoir travaillé sur une histoire de Bécassine?

Je ne viens pas d'un milieu o๠on lisait Bécassine. L'idée m'est venue il y a une quinzaine d'années. En 1984, je venais de faire un livre sur l'histoire des nouveaux immigrants de l'Ile Maurice: j'avais rencontré beaucoup d'immigrés mauriciens en Europe et constaté qu'il s'agissait en majorité de femmes souvent employées de maison. Une vieille syndicaliste d'origine bretonne m'a fait remarquer: «Vos Mauriciennes, ce sont les nouvelles Bécassines». C'est comme ça que le personnage est entré dans mes préoccupations.

Quand le personnage a-t-il vu le jour?
Bécassine est née le 2 février 1905, dans le tout premier numéro de la «Semaine de Suzette», une nouvelle revue à  destination des petites filles publiée par l'éditeur parisien Henri Gautier, 55 quai des Grands Augustins. Au moment de boucler le premier numéro, Jacqueline Rivière s'aperçoit que la page 16 est blanche, un auteur a fait faux-bond. Elle décide d'écrire une historiette au pied levé, un peu dans le style comique troupier. Le personnage naît sous le crayon de Joseph-Porphyre Pinchon. A la surprise des éditeurs, le succès auprès des fillettes est immédiat. Dans «la petite correspondance», le courrier des lectrices, des lettres affluent pour réclamer des poupées bleuettes et des histoires drôles comme Bécassine. Au bout de vingt-trois semaines, Bécassine est de retour. Quatre-vingt dix-neuf courts récits vont être publiés dans le journal de 1905 à  1913 puis 28 albums vont paraître jusqu'en 1950. Très rapidement, c'est Maurice Languereau, le neveu de l'éditeur Henri Gautier qui remplace «Tante Jacqueline» sous le pseudonyme de Caumery. Il donne épaisseur et humanisme à  la jeune fille. La sotte devient une candide.

Pourquoi est-elle bretonne?
Le premier dessin ne dit pas du tout qu'elle est bretonne. Elle vient de Clocher-les-Bécasses, un village totalement imaginaire. Mais on va vite lui coller une image de bretonne, dans cette période d'exode rural: en 1900, sur les 150.000 bonnes de maison qui travaillent à  Paris, 100.000 sont bretonnes. A partir de 1913 et du premier album, Elle a désormais un nom, Annaà¯k Labornez, une famille et son village se situe au fin fond de l'Ouest armoricain, près de Quimper. Elle travaille à  10 ans, devient apprentie couturière, puis serveuse chez le restaurateur Bogozier avant d'être embauchée par la marquise de Grand-Air à  Paris.

Comment est-elle sortie de la tête de Pinchon?
Bécassine est sortie de sa tête de manière automatique. Je pense que ce Picard s'est inspiré de la «grande sotte», une gargouille de la cathédrale d'Amiens. Lui et son frère Emile ont été placés par leurs parents chez les jésuites à  Amiens. Leur oncle, un chanoine vivait au chapitre de la cathédrale, et les deux frères ont passé beaucoup de temps dans l'édifice. Son dessin de Bécassine est une réminiscence de la sotte de l'iconographie traditionnelle. Pinchon avait deux préoccupations: le réalisme et l'exactitude historique. On retrouve ce souci dans ses albums, et plus tard dans son travail de directeur artistique à  l'Opéra.

Pourquoi Bécassine est-elle interdite pendant la Deuxième guerre mondiale?
Les albums parus pendant la Grande guerre ont eu un succès considérable. Bécassine est patriotique, mais ni guerrière ni belliciste. Au début, la guerre y est perçue comme une guerre franco-allemande. Dans «Bécassine chez les Alliés», on comprend qu'elle va durer. «Bécassine mobilisée» insiste sur le rôle des femmes et critique les comportements bureaucratiques de l'administration de guerre. Bécassine révèle même les duperies du service cinématographie aux armées. Elle fait son marché dans la Somme, à  l'arrière du front, quand elle voit un Allemand qui semble vouloir sauter sur un officier français. Elle ceinture l'étranger, qui n'est qu'un acteur qui participe au tournage d'un film mensonger destinés aux civils. L'armée avait mal pris les choses. Les aventures de Bécassine se déroulent dans les arrières et révèlent l'état général des civils, les problèmes de ravitaillement. Les Allemands saisissent les albums quarante-huit heures après leur arrivée à  Paris en 1940. Otto Abetz, enseignant en dessin, connaissait sans doute la portée du personnage. C'était peut-être aussi un gage donné au Parti nationaliste breton qui s'était à  plusieurs reprises élevés contre le personnage. En même temps, la censure sera presque une chance pour la maison Gautier-Languereau qui redémarre après-guerre vierge de tout soupçon collaborationniste.

Est-ce un personnage intéressant?
Il conte les évolutions et les mutations de la société moderne. Bécassine a escaladé les Alpes, conduit des voitures et piloté un avion. Elle s'est même essayé au cinéma. Les albums collent aux grands événements nationaux, mais aussi à  la vie de ses auteurs. «Bécassine chez les Turcs» a été inspiré par l'expérience de Pinchon sur le front d'Orient. La naissance de Loulotte, c'est aussi le moment o๠Maurice Languereau devient père d'une petite Claude, en 1920. Bécassine apparaît alors comme une nounou moderne et compréhensive de la psychologie enfantine. Aujourd'hui, j'imagine ce qu'on pourrait faire de Bécassine si on la confrontait à  la modernité, au clavier et à  la souris, à  l'Internet et au mobile...


(1) «Bécassine une légende du siècle», Gautier-Languereau, Outre la réédition de plusieurs des albums de Bécassine sort un inédit, «Les petits ennuis de Bécassine» (12,50 €), composé des planches parues en 1948 dans «la Semaine de Suzette» qui raconte le Paris occupé et les actions de résistance de Bécassine. Un timbre à  son effigie sortira en avril et une exposition du 2 avril au 31 aoà»t sera présentée au musée de La Poste, à  Paris. Une autre exposition se tient également au musée de la Poupée, également à  Paris, jusqu'à  fin mai.