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Pologne - Entre sel et terre
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Un petit article dans Libé du 13/12 :

Citation :Pologne
Entre sel et terre
Par 300 mètres de fond, les mineurs polonais ont sculpté leur histoire dans l'or gris du gigantesque site de Wieliczka.


Par Jean-Pierre THIBAUDAT

samedi 13 décembre 2003

Des mineurs descendaient encore en 1996 dans les veines de Wieliczka, exploitées depuis le Moyen Age et dont le sel a fait la fortune des rois du pays. énophon, expert dans l'art de commander, eà»t adoré ce démon de Beata. Casque sur la tête, lampe de mineur dans la main, elle se fend d'un sourire ravageur : «Il n'y a que 800 marches à  descendre, vous êtes prêts ?» Trop tard pour se dérober. Nous sommes en Pologne, à  dix kilomètres de Cracovie, à  l'entrée des mines de sel de Wieliczka. Beata est l'un des 300 guides (souvent des hommes) qui font visiter cette mine exploitée déjà  au Moyen Age et classée par l'Unesco, au titre du patrimoine mondial. Pour les écoliers, cette visite est obligatoire ­ celle d'Auschwitz-Birkenau aussi, mais c'est une autre histoire. La nôtre, comme celle des scolaires, est forcément guidée : pas question qu'un pékin se perde dans le dédale des galeries. A l'entrée, un tourniquet compte le nombre des entrants ; à  la fin, un autre comptera celui des sortants. Est-il déjà  arrivé que certains manquent à  l'appel ? A chaque interrogation, le front de la sculpturale Beata se crispe. Elle réfléchit, soupire et lâche : «Question indiscrète.» Beata, qui a fait ses études sous le régime communiste et en garde quelques réflexes, n'aime guère qu'on l'asticote hors des sentiers balisés. Et pas question de nous dire, quand on lui demandera plus tard, si elle est mariée, si elle a des enfants : «Questions indiscrètes».

Un groupe d'écoliers nous précède dans l'ascenseur o๠l'on s'entasse par paquet de douze sardines pour entamer la descente vertigineuse dans des ascenseurs semblables à  ceux qu'empruntaient encore les mineurs il y a peu : une partie de ce bassin gigantesque fonctionnait encore en 1996. Beata est plutôt du genre imposant avec ses cheveux bruns débordant de son casque, mais elle ne compte pas pour deux sardines. Pourquoi n'avons-nous pas de casque ? La question irrite notre guide : «Parce que vous n'êtes pas des mineurs.» Elle non plus, mais elle est d'une famille de mineurs. Son grand-père et deux de ses oncles ont travaillé toute leur vie à  Wieliczka, cela donne quelque droit. Comme le pape Jean Paul II, Beata a été élève à  l'université Jagellone de Cracovie. C'est là  qu'elle a choisi d'apprendre le français et l'espagnol. Elle le maîtrise bien, 30 guides sur 300 parlent le français. On avait une chance sur trente de tomber sur Beata, on l'a eue.

Sortis de l'ascenseur, on arpente une première galerie. Spacieuse. On pensait qu'on irait courbés dans un étroit goulet comme un mineur de fond, on est droits comme des promeneurs. Les galeries ont été élargies pour les touristes. Mais le sel est là . Partout. Il donne un goà»t de mer confiné à  l'air, lèche les murs, suinte des parois, fabrique des stalactites et des stalagmites translucides, des concrétions veinées de reflets violets. Et des «choux- fleurs», insiste Beata. Elle adore les «choux-fleurs» de sel, elle ne rate pas une occasion de les montrer, «tenez, encore un chou-fleur». On en mangerait. D'ailleurs, Beata nous somme de goà»ter le sel en passant un doigt sur le mur. On racle, on goà»te. C'est salé, drôlement salé. «Vous avez soif, hein ? Vous boirez plus tard», s'amuse Beata avec un sourire assassin.

Des restes de la mer Miocène

Au bout de la galerie, une «chambre». La première d'une longue série. On y voit une maquette du village de Wieliczka à  l'âge de pierre qui fut aussi celui des premières récoltes de sel : les Protopolonais le stockaient dans des pots de fleur (c'est du moins ce que suggère la maquette). Le sel gemme, c'est tout ce qui reste de la mer Miocène, explique la docte Beata. L'eau s'est évaporée, le sel est resté, c'est aussi simple que cela. Cela fait 5 000 ans que l'on extrait cette substance de la terre de Wieliczka. Les premiers puits ont été construits au XIIIe siècle. L'«or gris» fut un trésor : il constituait un tiers des revenus des rois de Pologne, qui avaient évidemment mis la main sur cette manne.

Pour les rois, c'était le jackpot ; pour les mineurs, la loterie. Au XVIIe siècle, un sur dix n'en sortait pas vivant, souligne Beata. Eboulements (dus aux infiltrations d'eau), coups de grisou (du méthane curieusement surnommé «salpêtre»), au fil des siècles, les mineurs ont multiplié les chapelles souterraines. Une sainte locale, sainte Kinga, les protège. Beata débite la légende alambiquée de la dame. Il fait soif. «Plus tard !... Donc, comme je disais, la bague de la princesse...» De fait, pas de bistrot en vue. On repart. Galerie, escalier en bois, galerie. On descend. Des chapelles en sel, des christs en bois, en sel, en veux-tu en voilà  encore ­ avant de rejoindre leur poste, les mineurs assistaient à  une messe. Vingt mille lieues sous la terre, la Pologne reste une fieffée catholique. Beata ne se signe pas devant les christs en croix. Serait-elle... «Question indiscrète !» Ah, tiens, des nains de jardin. En sel. Et d'autres encore, des dizaines de nains en sel. Sculptés comme les christs et autres madones par des artistes mineurs amateurs. Est-ce qu'il y a plus de christs que de nains de jardin ? Beata n'a pas compté. On descend encore. Nous voici devant des scènes de genre reconstituées représentant le dur labeur du travailleur. Surgissent les tourniquets aux essieux de bois mastodontes que les chevaux faisaient grincer. Il y a eu jusqu'à  2 000 mineurs et 200 chevaux. Le dernier à  avoir travaillé ici était une jument du nom de Bachka (diminutif affectueux de Barbara). Elle a bossé jusqu'à  la récente fermeture du puits. Après quoi, à  l'âge avancé de 13 ans, elle est retournée voir le jour. Un bon siècle après les pages de Zola évoquant une semblable vie de bête.

On descend encore. Il y a neuf étages souterrains (327 mètres de fond). Voici, impressionnantes, de grandes salles cristallines formées par les eaux souterraines, des salles veinées d'escaliers de bois vertigineux montant vers d'improbables firmaments. Dans l'une de ces grottes, un lac d'eau verte. On respire à  pleins poumons sous l'injonction de Beata. Après quoi elle nous explique que l'air de la mine est si sain qu'on y a construit un sanatorium. Ce n'est pas de la protopropagande, c'est vrai, l'établissement est installé à  moins 135 mètres.

La messe du dimanche

Le clou de la descente, c'est la chapelle de sainte Kinga à  moins 101 mètres. Une vaste salle pourvue de grands lustres et décorée de bas-reliefs en sel, mis en valeur par de savants éclairages qui irradient les saints et portent comme à  l'incandescence ici un coeur, là  un missel. Jozef et Tomasz Markowski, deux frères, sont les auteurs de la plupart des oeuvres. La fuite en Egypte, la Cène, tout est là . Chaque dimanche, une messe est dite dans cette chapelle, ajoute Beata, «mais c'est réservé aux familles des mineurs».

A la sortie, on peut acheter du sel dans de petits paquets en plastique et s'en servir pour la cuisine. On peut aussi boire un coup et même deux, voire plus. Beata reste assise avec sa bière. Elle nous dit qu'on peut aller voir plus loin, si ça nous chante, l'endroit o๠se donnent des concerts de rock. De fait, on découvre un grand espace souterrain avec accès direct pour le public. Les groupes de rock en raffolent. L'énergie qui s'en dégage est exceptionnelle, disent-ils. De fait, on refait surface, gonflé à  bloc. C'est alors, au niveau de la terre, que Beata, la visite achevée, se décide enfin à  ôter ce casque blanc de mineur (obligatoire pour le look guide) qui ne lui servait à  rien. Ses longs cheveux se répandent sur ses larges épaules. On gribouille ça dans le carnet de notes. «Qu'est-ce que vous écrivez encore ?» Question indiscrète ?


http://www.liberation.fr/page.php?Article=164900&AG
Jeff95 ~(o|;o)
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