Ven. 13 Juin 2003, 22:00
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Citation :Paris : 50.000 travailleurs en sous-sol (Reportage)http://www.lexpansion.com/art/6.0.58497.1.html
L'Expansion 22/03/2002
Ils sont médecins, livreurs, cuisiniers, conducteurs ou égoutiers. A Paris, 50 000 personnes travaillent sous le niveau du pavé et passent leur journée sans voir le jour. Descente dans le Paris des travailleurs de l'ombre.
Rue de Tolbiac, xiiie arrondissement de Paris entre l'université Paris I et le quartier chinois. Les semi-remorques plongent sous l'imposante dalle du quartier des Olympiades. Chaque jour, entre 300 et 500 véhicules descendent dans ce gigantesque entrepôt, 12 mètres plus bas. Sous les néons, 200 manutentionnaires s'activent pour décharger les camions. Fraîchement débarquées de Rungis, du Havre ou de Roissy, les marchandises repartiront vers les étalages des commerçants asiatiques du quartier. Seul maître à bord, Gérard Debladis se déplace dans son entrepôt en vélo. Responsable SNCF de cette ancienne gare de fret qui était à ciel ouvert avant d'être ensevelie sous les tours, il travaille en sous-sol depuis vingt ans. « On s'y fait », laisse-t--il tomber.
Comme lui, des milliers de Franciliens travaillent sous le niveau de la rue. Le chiffre exact est impossible à déterminer. C'est en tout cas bien plus que les 30 000 salariés de la RATP, des grands magasins, des hôpitaux, des hôtels et des laboratoires. En fait, le chiffre de 40 000 à 50 000 travailleurs souterrains paraît raisonnable. L'équivalent de la population d'Auxerre. Avec une faune variée. Sous terre, il n'y a pas que des camionneurs, des manutentionnaires et des égoutiers. On rencontre des médecins, des ingénieurs, des ouvriers, des chercheurs, des sénateurs, des militaires et des marchands en tout genre.
Avides de mètres carrés, les commerçants sont nombreux à trouver sous terre ceux qui manquent à l'air libre. Au Forum des Halles, creusé il y a trente ans, plus de 3 000 employés, cadres et intérimaires dévalent chaque matin les escaliers pour animer 175 magasins, sur 126 000 mètres carrés : l'un des plus grands centres commerciaux souterrains du monde. Malgré la loi française qui interdit l'ouverture au public des lieux situés à plus de 6 mètres sous terre et qui limite le nombre de niveaux à deux (les Halles en comptent trois). Les promoteurs ont bénéficié d'entorses aux règlements. « Au Forum, il y a un cratère central, plusieurs puits de lumière, trois grandes places qui oxygènent le lieu, et dix-sept entrées et sorties », s'empresse de justifier Dominique Bonnet, le directeur.
Depuis, les dérogations se sont multipliées au rythme de l'essor commercial souterrain : la Défense, le carrousel du Louvre. Peut-être construira-t--on demain sous l'esplanade de la tour Eiffel, sous la place de la Concorde. Voire sous la Seine : l'architecte Paul Maymon planche sur un gigantesque complexe avec parking, salles de cinémas et magasins. « Ne pas se servir du sous-sol à Paris est un non-sens économique », soutient l'ex-ingénieur EDF Pierre Duffaut, qui a longtemps plaidé pour l'enfouissement des centrales nucléaires. Mais la rentabilité n'est pas toujours au rendez-vous. « àa coà»te cher, et les dérives sont fréquentes », estime Damien Goetz, de l'Ecole des mines. Découvertes archéologiques, présence de sources d'eau, effondrement d'immeubles, autant d'événements qui retardent les travaux entrepris et font exploser les budgets.
Une épaisse fumée s'élève aux abords de la Bibliothèque nationale François-Mitterrand, fleuron du nouveau quartier Paris-Rive gauche. Quelques minutes plus tôt, une conduite EDF a pris feu dans une galerie en sous-sol, endommageant une partie du quai François-Mauriac. C'était le 6 octobre 2000. « Il y a eu des dégâts considérables. Tous les opérateurs de services présents dans la galerie souterraine - France Télécom, Climespace, la Compagnie parisienne de chauffage urbain - ont vu leurs installations sérieusement endommagées », se souvient Claude Bonnet, le responsable des réseaux de Colt, fournisseur de haut débit. La polémique a immédiatement éclaté.
La galerie multiréseau installée à 15 mètres de profondeur avait précisément été conçue pour rationaliser le sous-sol. Et faciliter les interventions de maintenance des 200 maîtres d'ouvrage, ingénieurs et ouvriers spécialisés dans le câblage. On voulait en finir avec cette joyeuse pagaille qui règne sous terre depuis le début du siècle. Eau potable, égouts, gaz, électricité, câbles de télévision, de téléphone, lignes de métro... « Lorsque les services d'assainissement de la mairie de Paris décident de construire un nouvel égout, ils sont obligés de faire le tour de tous les opérateurs pour s'assurer qu'ils ne se trouvent pas sur leur tracé », explique Damien Goetz. Pour construire la ligne de métro Meteor, il a fallu creuser jusqu'à 40 mètres sous terre pour trouver un espace sans riverains. S'il existe un POS (plan d'occupation des sols), les fonctionnaires de l'Equipement n'ont toujours pas inventé le POSS, pour les sous-sols !
En cette fin de novembre, une cinquantaine d'ouvriers creusent, 40 mètres sous nos pieds, un nouveau tunnel de canalisation entre la porte de Sèvres et la porte d'Auteuil. Lorsqu'on les rejoint dans la boue grise suintant des parois, les ouvriers équipés de bottes et de combinaisons étanches suivent le tunnelier qui perce la roche. Dans une galerie de 3,5 mètres de large, il faut s'époumoner pour se faire entendre et ne jamais relâcher l'attention. « La plupart du temps, ce sont des personnes défavorisées qui travaillent dans ces conditions, sans se plaindre », constate un médecin du travail du BTP.
Tout aussi laborieux, le travail des fontainiers qui traquent les fuites des canalisations. Chaque matin, ils sont plusieurs centaines à partir faire une RAF (recherche accélérée des fuites). Equipés de harnais, ils s'engouffrent l'un après l'autre dans une bouche d'égout. Dans la chaleur humide et les odeurs nauséabondes, l'équipe progresse difficilement. Impossible, par endroits, de se tenir debout. Les blattes collées au plafond menacent à tout instant de tomber. Les fontainiers croisent aussi des rats, ou des animaux plus exotiques lâchés dans les sanitaires (certains ont déjà croisé des alligators). Régulièrement vaccinés contre le tétanos, la polio, l'hépatite A et la leptospirose, les fontainiers bénéficiaient autrefois d'une semaine de repos annuel supplémentaire pour la peine. Une compensation récemment troquée contre une prime d'insalubrité de 300 francs par mois. « On a acheté notre repos », se lamente un fontainier en achevant une tournée dans le Ve arrondissement.
Une maigre consolation, à laquelle tous ces travailleurs de l'ombre sont néanmoins attachés, qu'il s'agisse des chercheurs du Laboratoire de recherche des Musées de France (80 francs par mois de « prime d'enfouissement ») ou du manipulateur en biophysique nucléaire (100 francs pour « travail pénible »). Seule la RATP, le plus gros employeur de travailleurs en sous-sol (13 500 au total), accorde à ses salariés une compensation significative, la retraite à 55 ans au lieu de 60. Ce qui rend le personnel de la RATP si sédentaire : le conducteur d'une ligne exclusivement souterraine ne veut pas en changer, de peur de perdre son avantage. « Nous cherchons à faire remonter les gens à la surface, pas à leur donner des primes ! » s'insurge une inspectrice du travail. Mais les travailleurs souterrains parlent rarement de nuisance. L'extraordinaire devient vite banal.
Onze heures, hôtel Meurice, rue de Rivoli. Sous la célèbre verrière, quelques clients achèvent leur petit déjeuner dans le restaurant du jardin d'hiver. Dans le calme. Pourtant, sous leurs semelles, c'est le branle-bas. Aux fourneaux, les 45 cuisiniers se concentrent sur le menu gastronomique. Plus loin, les fleuristes mettent la dernière main aux 80 bouquets quotidiens destinés aux étages. Plus de 120 personnes s'activent ici pour assurer un service de palace. « C'est bien d'avoir les plus beaux salons de rez-de-chaussée de Paris. Mais, si vous n'avez pas le service qui va avec, ça ne sert à rien », pose Dominique Borri, le directeur général.
Vissée sur ses talons hauts, tailleur strict bleu marine, Claudia Schalle, la très efficace directrice de la communication, vante les mérites du lieu : « Nous avons totalement pensé la façon d'aménager ce sous-sol. L'endroit est spacieux, l'éclairage lumineux. » Claudia Schalle a l'art de faire claquer les mots. Mais le personnel avait été prié de veiller à ce que la cuisine soit « propre et nette, mardi », comme l'indiquait une note écrite en rouge à l'entrée des cuisines.
Il y a l'apparence, celle d'un hôtel parisien chic en face du jardin des Tuileries, et ce qui s'y passe, sous la rue. Ce que l'on ne montre pas. Que l'on enfouit pour un plus grand confort des clients. Le constat vaut pour bien d'autres lieux à Paris. Dans les sous-sols de La Samaritaine, 240 techniciens et commerciaux s'activent. Aux Galeries Lafayette, plus de 400. Le Printemps abrite un tréfonds labyrinthique sur plusieurs niveaux, dans lequel se mêlent les réserves de chaque rayon, d'immenses salles de tri et même le local des pompiers. Là¦titia est vendeuse aux gants et chapeaux. Quand elle va dans la réserve, au - 2, elle croise ces travailleurs qui chaque jour font et défont des milliers de cartons. Et ceux qui comptent et recomptent les stocks toute la journée dans de minuscules espaces. Elle raconte ces gens à la mine grise qui, en hiver, passent des journées sans voir le jour : « Mais comment fait--on pour vivre huit heures par jour à la seule lumière des néons ? »
Officiellement, si l'on se réfère au Code du travail, « les locaux destinés à être affectés au travail devraient toujours être conçus de façon que la lumière naturelle puisse être utilisée pour leur éclairage ». Les somptueux bureaux de sénateurs, construits en contrebas du jardin du Luxembourg, avec vue sur jardins paysagers et patios andalous, sont donc aux normes. Rien à voir avec le capharnaà¼m des sous-sols de l'hôpital Lariboisière, organisés autour de puits de lumière qui distribuent une lumière jaunâtre aux 650 employés affectés ici. Un verre de café à la main, Sami, aide-soignant, résume le ras--le-bol : « On vit comme des rats. » A côté, une infirmière de bloc opératoire n'en peut plus. « Tout le monde se plaint du manque de lumière. C'est triste et ça fait baisser la vue. »
« Le travail souterrain influe sur l'état de santé des travailleurs, surtout au niveau psychologique », constate Jeanne L., une inspectrice du travail habituée à sillonner le nord de Paris. Jusque dans les ateliers de confection souterrains. « Ce sont des trous à rats, vraiment du Zola. » Hier encore, elle en a découvert un, par hasard. Six personnes au fond d'une cave, sans lumière, sans aération, sans aucune sécurité. « Théoriquement, après une visite de ce genre, l'employeur dispose de quelques mois pour se mettre aux normes, sous peine de poursuites. Mais, si je demande ça, l'atelier ferme. Alors je lui ai donné un mois pour fabriquer un escalier digne de ce nom et poser des extincteurs. » Impossible d'agir en amont sur les nouveaux aménagements : c'est la préfecture qui tranche, en délivrant bien souvent une dérogation.
Station de RER La Défense, 18 h 15. A cette heure, 40 000 usagers sont en transit. Illuminée d'enseignes, la salle des échanges est le carrefour nerveux des correspondances. Il y a encore un an, elle donnait froid dans le dos. Depuis, la RATP s'est efforcée de la rendre plus conviviale. Elle accueillera dans quelques semaines un « village services », avec des agents d'EDF, de la Sécurité sociale, de La Poste. Plus rien à voir avec les 1 300 vendeurs officiels du métro parisien. A en croire Georges Amar, chargé de mission pour l'innovation à la RATP, cet espace constitue deux révolutions. Non seulement le sous-sol ne sera plus un simple lieu de passage, mais les organismes représentés devront changer de formule. Pas question de passer des heures à attendre le remboursement de soins !
Le plus souvent, l'exploitation des lieux souterrains vise le profit maximal. Les exploitants de parkings testent ainsi de nouveaux concepts. Porte Maillot, la dizaine d'employés qui travaillent dans le parking Vinci, situé sous l'imposant palais des Congrès, ne se contente plus de surveiller les 1 782 places de parking. Location de voitures, accompagnement des clients jusqu'à leur véhicule, dépannage, location de vélos (encore en projet), maintien de l'ordre lorsqu'il s'agit d'expulser les prostituées, dont le nombre ne cesse de croître (650 expulsions l'année dernière, 1 500 depuis le début de l'année)... La liste des services ne cesse de s'allonger.
« Le parking est sans doute l'une des activités souterraines les plus rentables », analyse François Levert, chargé de la communication de l'entreprise de BTP. En 2000, notre parc de la porte Maillot a généré 40 millions de francs de chiffre d'affaires. Mais le risque est toujours présent. Dans les années 70, GTM avait prévu d'accueillir une vingtaine de magasins dans un parking souterrain des Champs-Elysées. « Un an après, nous n'avions loué que trois boutiques. Deux ans plus tard, deux d'entre elles avaient fermé, l'autre avait déposé son bilan », poursuit François Levert.
Il suffirait qu'une petite voix synthétique dise à l'entrée du laboratoire souterrain « Bienvenue au LRMF » pour que l'on se croie dans le décor du prochain film de Steven Spielberg. Installé sous le musée du Louvre, le Laboratoire de recherche des Musées de France (LRMF) traîne son lot de mystères. Derrière une immense porte blindée grise, 75 chercheurs en blouse blanche s'affairent en silence. La vedette locale s'appelle Aglae. C'est un accélérateur de particules entièrement dédié au monde de l'art, enfoui au troisième sous-sol. Ce tube de 30 mètres de long, dans lequel des particules circulent à très grande vitesse, permet de déterminer la composition des objets. La radiographie, à rayons X, et l'utilisation des ultraviolets facilitent l'exploration des différentes couches de peinture d'un tableau. Géologues, chimistes, photographes, radiologues, documentalistes et physiciens passent ainsi au peigne fin les oeuvres du patrimoine des Musées de France, afin de mieux les restaurer.
Difficile d'imaginer un tel travail ailleurs qu'en sous-sol. Pas seulement en raison du dégagement de rayons ionisants. L'absence de vibrations et la température quasi constante, été comme hiver, font des laboratoires enfouis des lieux privilégiés pour les chercheurs. Le Collège de France (avec sa célèbre animalerie), le Laboratoire national d'essais, l'Institut Pasteur et le CNRS ont les leurs. Le Laboratoire national de métrologie du temps et des fréquences a installé sous l'Observatoire national de Paris son étalon primaire à jet de césium, qui définit le hertz et la seconde avec une exactitude inégalée. L'hôpital Lariboisière se déploie sur trois niveaux souterrains réservés aux services de radiologie, d'analyse, de scintigraphie, de biophysique nucléaire, et aux blocs opératoires. Au troisième niveau, on explore le système nerveux. L'endroit est baptisé « le blockhaus ».
Sous les pavés parisiens, il n'y a pas de plage. Derrière les commerces, les transports, les câbles en tout genre, les chercheurs et les ateliers clandestins, il y a aussi les caves des ministères et des banques, les 35 postes de transformation d'électricité d'EDF, les réserves des musées nationaux, le central téléphonique de France Télécom (caché quelque part dans un abri antiatomique, sous le jardin des Tuileries), les écoutes téléphoniques de l'armée (sous les Invalides), les coffres-forts de la Banque de France. Et d'autres trésors encore, qui restent ignorés. C'est bien connu : sous terre, c'est là qu'on trouve les meilleurs endroits pour se cacher.
Géraldine Meignan et Audrey Siourd
-- h2o
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