Mer. 15 Oct. 2003, 08:14
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En Ouzbékistan, lâHistoire est là , palpable, aux coins des rues. La fantastique richesse architecturale du pays autoriserait même à fermer les yeux sur la dictature du président Karimov, estime Novaà¯a Gazeta.
Un crépuscule doré. Des peupliers élancés. Un goudron si lisse quâil sent presque le shampooing. Ce nâest pas pour nous que Tachkent sâest fait une beauté, mais pour les banquiers, diplomates et hommes dâEtat qui étaient dans ânotreâ avion. Venus à une réunion de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), ils vont prendre leurs quartiers dans des hôtels brillant de tous les feux de leurs cinq étoiles. Quant à nous, les invités du peintre ouzbek Akmal Nur, nous serons logés tout en haut dâun immeuble de Tachkent. Son atelier sera notre camp de base avant notre départ pour les vénérables Samarcande [ancienne Maracanda, capitale de la Sogdiane, satrapie de lâEmpire perse] et Boukhara.
Sur ce chemin, nous allions croiser un derviche avec son bâton, les vêtements couverts de poussière ; des femmes aux mains délicates et aux yeux persans ; une jeune beauté, un coeur pur battant dans la poitrine, une rose à la main. Mais pour lâinstant ces personnages nâétaient que des créatures du monde poétique dâAkmal, jeune homme efflanqué, peintre-philosophe exposé en Inde comme en ex-Yougoslavie ou aux Etats-Unis. Nous étions assis autour de sa généreuse table avec ses amis, et, tout en dégustant du plov [plat national, riz pilaf à la viande de mouton], nous devisions tranquillement. Sur le mur de lâatelier, lâhorloge retardait de trois heures. Câétait lâheure dâAkmal.
âLa principale richesse de Boukhara, ce sont ses habitantsâ, affirmait Irina, qui vit à Tachkent. Le teint mat, les cheveux coupés court à la dernière mode, des vêtements européens, elle nâavait rien à voir avec les mythiques Orientales des tableaux dâAkmal, aériennes, immatérielles...âEt les habitants de Samarcande, comment sont-ils ?â avons-nous demandé, circonspects. âEt ceux de la vallée de Fergana ? Et de Namangan ?â avons-nous ajouté, enhardis, en évoquant de façon ambiguà« les anciens points chauds du pays [o๠se sont produits les premiers conflits socio-ethniques, à la fin de la perestroà¯ka]. âSi vous entrez dans une maison avec de la malice dans le regard, comment pensez-vous être accueillis ?â nous a-t-on rétorqué.
Dans cet atelier, nous avons été reçus la main sur le coeur. Câest ainsi quâon se dit bonjour et au revoir en Ouzbékistan. Câest ainsi quâun vendeur du bruyant marché de Samarcande nous a offert sa marchandise. Câest ainsi que nous a salués, dans les montagnes, un vieil homme à dos dââne, et nous nous sommes souvenus des paroles dâIrina.
Celui qui décide aujourdâhui de venir visiter lâOuzbékistan découvrira une ancienne République soviétique méconnaissable : monuments historiques restaurés, routes nouvelles, hôtels flambant neufs. Câest lâExtrême-Orient et lâExtrême-Occident qui ont les premiers compris que lâinfrastructure touristique était désormais prête à recevoir les foules. Il fut une époque o๠Samarcande était la ville préférée des touristes soviétiques après Moscou et Saint-Pétersbourg. Tous les ans, des milliers de touristes venaient des différents coins du pays. Ils se comptent aujourdâhui sur les doigts de la main. Et encore, grâce à lâagence moscovite âLe Monde des rêvesâ, qui a ouvert un circuit Asie centrale il y a deux ans, renouant avec la bonne vieille tradition du tourisme à travers les anciennes Républiques de lâURSS. Ceux qui choisissent lâOuzbékistan viennent y chercher lâHistoire vivante, loin des musées, o๠elle est souvent emprisonnée, figée. Ici, les mosquées et les mazar (tombeaux) sont toujours des lieux de pèlerinage, comme il y a un millénaire. Les ruelles de la vieille ville sont peuplées de vrais habitants. Les ateliers dâartisans, comme au Moyen Age, abritent des soufflets de forge haletant, des tours de potiers couinant et des cuves de teinturiers glougloutant. Comme si le temps nâexistait pas.
Nous avons quitté Tachkent de nuit, alors que, pour lâhorloge dâAkmal, nous étions en début de soirée. Ici, le temps ne file pas, il vogue, comme vogue, telle une apparition dans une ruelle, une femme de Boukhara dont le vêtement frôle le sol. Le ciel noir brille de quelques pâles étoiles. Une fine poussière ternit la route, qui longe les caravanes grises des montagnes. Mais au grand jour Samarcande nous éblouit, parée de mille couleurs vives : les coupoles [des mausolées] de Chah-i-Zinda se confondant avec le ciel, le tombeau de Mohammed Kussam ibn-Abbas, prédicateur et cousin du Prophète, les sépultures de pierre des Timourides [dynastie issue de Timour Lang, francisé en Tamerlan, qui régna de 1405 à 1507] couvertes de faà¯ence, or sur turquoise... Le mausolée dâIbn Abbas nâest pas un simple monument historique, il attire aussi une foule de pèlerins venus implorer la santé, la richesse, une nombreuse descendance. Récitant leur namaz [prière composée de versets du Coran], ils jettent de petits messages au feu qui brà»le dans une cavité du mur. En partant, foule silencieuse, bigarrée, ils comptent les marches quâils descendent, suivant une antique superstition paà¯enne.
âLes religions se dissipent comme du brouillard. Les Empires sâeffondrent. Mais les travaux des savants demeurent pour lâéternitéâ, disait Ouloug Beg, né dans le convoi militaire de son grand-père, Tamerlan. La fameuse controverse entre savants et guerriers dure encore. Nous sommes assis sur la place centrale de Samarcande, le Registan [âplace de Sableâ]. Deux madrasas semblables se font face, illuminées. Elles ont été édifiées au temps de lâémir savant Ouloug Beg [astronome, poète et musicien, il régna de 1409 à 1449] et dâun certain chef militaire nommé Ialangtouch [XVIIe siècle]. La première est fameuse parce quâOuloug Beg, auteur des tables stellaires, y a enseigné. Lâautre est un monument dâorgueil. âIalangtouch a fait construire une madrasa telle quâil a élevé la Terre au zénith du ciel. Elle est lâétendard de leur embellissement réciproque... Les cieux en sont tombés à la renverse dâétonnementâ, est-il inscrit en arabesques sur le portail.
Côté hébergement, les nostalgiques du passé soviétique peuvent bien sà»r toujours opter pour les immenses hôtels de lâépoque. Ils ont été rénovés et ne connaissent plus de coupures dâeau chaude. Mais il existe aussi de petites pensions privées, moins chères, o๠la brise nocturne berce les buissons de roses tout contre les fenêtres de votre chambre, mais surtout o๠vous découvrirez lâhospitalité ouzbèke dans toute sa splendeur. Par les sombres nuits chaudes, dans le petit verger de la maison, on vous servira du thé à nâen plus finir, et on vous parlera de la vie en Ouzbékistan, comme aucun guide ne saura jamais le faire. Même si vous rentrez au milieu de la nuit, la propriétaire endormie ira vous faire bouillir de lâeau pour le thé et réchauffera le plov. Au bout de quelques jours, vous aurez lâimpression de faire partie de la famille. Pourtant, vous ne serez quâun étranger, accueilli comme les voyageurs dâil y a mille ans, qui arrivaient de leurs lointaines forêts nordiques dans cette terre ensoleillée de la Sogdiane iranienne [devenue à lâarrivée des Turcs, au VIe siècle, la Transoxiane, âle pays au-delà de lâOxusâ, aujourdâhui la rivière Amou-Daria].
âA Samarcande, pas besoin de tramway. Tout le monde va à dos dââne. De petits ânes, si petits que câen est incroyableâ, remarquait avec justesse le héros dâIlf et Petrov [Ostap Bender, dans Le Veau dâor, 1931] au début du XXe siècle. Il nây a plus de tramways, ils ont été remplacés par des minivans Daewoo, qui sillonnent la ville. Minuscules, mais très pratiques, ils sont nombreux, fiables, et vous conduisent nâimporte o๠en ville en une demi-heure.
Aujourdâhui, lâOuzbékistan entretient le culte du conquérant militaire Tamerlan et de lâastronome Ouloug Beg. Lâun a fait construire des mausolées et des mosquées, lâautre une école et un observatoire. Au centre-ville sâélève une prétentieuse statue de Tamerlan. Et partout des portraits, des portraits... Un gamin de 7 ans, au teint si basané quâil en est noir, joue au ballon contre un mur. Il sâinterrompt un instant quand nous lui demandons de nous traduire la citation figurant sous lâun des portraits : âJe défendrai mon peuple moi-même.â Toutes les statues soviétiques ont été enlevées (Pouchkine est le seul épargné), on sâest lourdement tourné vers lâhistoire ancienne, mais on apprend quand même encore le russe. Ici, tout le monde le parle, de lâécolier de la capitale jusquâau vieillard du village de montagne. Une responsable de bibliothèque de Boukhara, qui donne sans hésiter des indications à ses assistants en tadjik littéraire, nous salue à la soviétique, en nous tendant la main et en donnant son nom de famille : Kniazeva. Elle nous explique que la bibliothèque compte encore de nombreux ouvrages russes, mais moins que dix ans auparavant. Ils sont seconds en importance, à égalité avec les livres tadjiks. Au cours des premières années de lâindépendance [après 1991], les classiques du marxisme et les livres officiels vantant la révolution ont été mis au pilon ; on voulait aussi se débarrasser des Contes des peuples de lâURSS, à cause de son titre, mais Mme Kniazeva a résisté.
Même si on ajoute lââge de Moscou aux 300 ans tout neufs de Saint-Pétersbourg, et si lâon additionne lââge de Kiev, on sera encore loin des millénaires de Boukhara et de Samarcande. Elles ont 5 000 ans à elles deux. âAvant, à lâépoque de lâURSS, on consacrait cinq jours à visiter Boukhara et ses environsâ, se souvient la guide Dilia Iakoubovna. On parcourait longuement la ville avant de se rendre dans le désert à dos de chameau. On recommence à le faire, peu à peu. A Boukhara, il nâest pas de lieu ou dâédifice qui ne provoque lâadmiration, que ce soit la khanako (une maison pour les derviches, ces moines errants) ou les coupoles du marché, les rues, les bains, le minaret de Kalian ou la madrasa Mir-Arab, la statue de Hodja Nasreddine ou le palais dâété de lâémir. Partout, une fantastique richesse de formes architecturales et dâinnovations techniques, une monumentalité conjuguée à la noblesse de lââge. Sans vouloir contrarier Tamerlan, je crois quâil a eu tort de transférer sa capitale à Samarcande, joyeuse et colorée, estimant Boukhara trop conservatrice et réservée.
Chakir, maître forgeron, sort de son atelier, met sa tioubetieà¯ka [couvre-chef dâAsie centrale] et sâassied près de nous. Il croise ses mains, fortes, infatigables, belles. Il affiche un sourire radieux. On voit quâil est heureux de recevoir des invités. Il ne travaillera plus aujourdâhui. Des touristes étrangers sont là , ils ont jeté un coup dâoeil à sa forge, soupesé son marteau. âAvant, il y avait des gens extraordinaires, sociables, heureux dâavoir des contacts les uns avec les autres, nous confie usto [maître] Chakir. Aujourdâhui, il nây a plus que des morts vivants. Tout a changé. Il y avait de si grands écrivains, des poètes, Khayyam, Navoyi, Gogol, Blok, Essenine...â Intarissable, il continue à nous faire part de ses réflexions : âJe regrette lâURSS. Votre Poutine, il est formidable. On le voit à la télé. Câest vrai que câest dur de vivre en Ouzbékistan. Mais, tant quâon a un métier, on est vivant.â Son métier, il le tient de son père. Chakir le forgeron est installé sous lâune des trois coupoles du marché consacrées aux bijoutiers. Il y a aussi celle des marchands de couvre-chefs et celle des changeurs (datant du XVIe siècle, quand même). Les étrangers sont très nombreux, mais les Russes ont disparu. Alors que du temps de lâURSS... Et Chakir, combien de fois nâest-il pas allé à Moscou ! Le dur travail de maître Chakir résonne fort et sent le brà»lé. Il sculpte le cuivre, lâacier, le fer. Il forge des sabres, des couteaux et des chandeliers, fait sortir de ses mains des oiseaux au long bec recourbé, des ciseaux à broder. A notre départ, les douaniers ouzbeks qualifieront ces bijoux dââobjets piquants et tranchantsâ prohibés et chercheront à déterminer leur valeur culturelle et historique, qui est indéniable.
Dans la presse russe, lâOuzbékistan dâIslam Karimov est généralement qualifié de dictature. Ne discutons pas. Mais cette dictature, fortement inspirée du passé soviétique, a aussi ses mérites. Au milieu des années 90, la situation était telle que Saint-Pétersbourg âla mafieuseâ, à côté, semblait un jardin dâenfants. Dans les profondeurs du gouvernement, on décida alors de lutter contre la criminalité. Pendant une année entière, personne ne toucha aux bandits, on se contenta de les surveiller, et un beau jour, en soixante-douze heures, tous furent arrêtés. Câest sans doute une légende. En tout cas, une agression est ici un événement, qui alimente les conversations pendant six mois.
LâOuzbékistan est bien plus petit que la Russie. La terre disponible, celle qui nâest pas rongée par le désert, est cultivée avec soin. Nous avons parcouru des centaines de kilomètres sans voir la moindre parcelle en friche. Vergers, champs de coton, potagers, et pavots, pavots, pavots... Pour évoquer lâOuzbékistan, il faudrait plus de mille et une nuits. Pour comprendre lâOrient, il faudrait plus dâune vie. Mais on peut y passer quelques merveilleuses journées. Le temps sâécoule sans hâte, chaque pierre est chargée dâHistoire, les gens portent leur main à leur coeur pour vous saluer. Cette terre attend le voyageur.
Lilia Moukhamediarova, Victoria Tchoutkova, Orkhan Djemal, Novaà¯a Gazeta, Moscou
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